Adolescente, Marie Brassard a dévoré les grands auteurs de la Beat Generation : Kerouac, Ginsberg, Burroughs… Tous des hommes. Les femmes ? Elles brillaient par leur absence, reléguées au rôle de personnages secondaires dans les écrits des écrivains masculins.

Et pourtant, elles étaient là, à coucher sur papier leurs préoccupations, leurs révoltes, leurs combats. Marie Brassard ne l’a découvert que cette année, lorsqu’elle est tombée, au hasard d’une visite dans une librairie, sur le livre Beat Attitude, anthologie de textes de la Beat Generation au féminin.

« J’ai été soufflée que ces femmes aient été éclipsées de l’histoire officielle, dit la femme de théâtre. J’ai découvert 15 auteures intéressantes qui ont publié de nombreux livres – dont beaucoup de poésie –, qui ont chacune laissé une grande œuvre et qui pour la plupart ont des histoires de vie fascinantes. »

Ça m’a ouvert les yeux sur le fait que les femmes sont presque occultées de l’histoire du monde telle qu’elle nous est transmise, même si elles ont eu une influence déterminante.

Marie Brassard, dramaturge et metteure en scène

« Et c’est vrai pas seulement dans le milieu des arts. C’est vrai en sciences, dans le domaine des inventions. C’est désolant. Ça me motive à poursuivre encore davantage mon travail pour essayer de révéler à la lumière toutes ces histoires de femmes oubliées… »

Elle a proposé au directeur du Quat’sous, Olivier Kemeid, d’utiliser cette riche matière première pour concevoir un spectacle théâtral. Ainsi est né Éclipse, création portée sur scène par quatre actrices au riche parcours créatif : Larissa Corriveau, Laurence Dauphinais, Eve Duranceau et Johanne Haberlin.

Plongée dans l’écriture

Ensemble, les cinq femmes ont plongé dans l’œuvre de ces auteures très peu traduites en français : poèmes ou textes en prose, essais autobiographiques, films documentaires, entrevues. « On a vraiment fait un travail de recherche ! », lance Marie Brassard. Pendant six mois, elles ont échangé sur la vie et la plume de ces poétesses dont elles ignoraient toutes l’existence avant d’intégrer ce projet.

Qu’ont-elles découvert ? « Des femmes très émancipées, assoiffées de liberté. Des rebelles et des excentriques qui écrivaient sur la politique, le féminisme, la drogue, la révolution sexuelle ou l’aventure », explique Marie Brassard.

C’est étonnant de réaliser que ces textes écrits dans les années 50, 60 et 70 pourraient être écrits aujourd’hui et être toujours pertinents.

Marie Brassard

La dramaturge et metteure en scène a conçu une partition pour quatre voix féminines à partir de l’œuvre de sept femmes de la Beat Generation (elle a traduit nombre de poèmes elle-même), mais aussi des échanges et des conversations qui ont eu lieu entre les actrices pendant le processus de création. 

« Ce n’est pas une pièce conventionnelle ni un biopic. C’est presque une soirée de poésie, très simple. Je voulais aussi donner une voix aux femmes qui travaillent avec moi… pour ne pas les éclipser, elles aussi. »

L’ombre ou la lumière

Les quatre comédiennes avouent avoir été nourries par ce projet hors du commun, par ces femmes indociles qui n’ont pas eu droit à leur juste part de lumière. Mais peut-être que, pour elles, l’ombre valait mieux que la lumière, estime Larissa Corriveau. 

« Au début de nos recherches, on était choquées que ces femmes aient été éclipsées, mais en fin de compte, peut-être que ce sont elles qui sont restées les vraies gardiennes de l’underground, parce que, contrairement aux hommes, elles n’ont pas été catapultées dans une sorte de mythe. Elles ont su garder leur liberté artistique. »

« En les regardant ainsi dans le rétroviseur, on leur impose une lumière d’aujourd’hui, où les choses n’ont une valeur que si elles sont exposées », ajoute Johanne Haberlin. « L’important est de ne pas trahir leur œuvre avec notre regard actuel », renchérit Eve Duranceau.

Il faut donc laisser parler les mots des femmes de la Beat, estime Laurence Dauphinais. « Marie nous l’a souvent dit : on ne pourra jamais aussi bien parler de ces femmes qu’elles le feraient elles-mêmes. Certaines sont encore en vie, d’ailleurs. On n’est pas des femmes de cette époque-là et, si on essaie d’être comme elles, c’est un échec… »

Au Quat’sous, du 21 janvier au 4 février

Quatre poétesse à célébrer

Janine Pommy Vega

PHOTO SUZANNE DECHILLO, ARCHIVES NEW YORK TIMES

Janine Pommy Vega

Présentée par Larissa Corriveau

« Sa poésie ne s’inscrit pas dans une époque ou une tendance. Elle reste hors du temps. Dans le même poème, elle peut parler du trivial et du cosmique, passer d’un à l’autre. Elle peut parler de son trip de mescaline avec sa chum et, la phrase suivante, parler du chemin invisible et innommable qui lie la psyché à l’existence. Souvent, les poètes s’encarcanent dans un style ou l’autre, mais pas elle. »

Diane di Prima

PHOTO TIRÉE DU LIVRE DIANE DI PRIMA : VISIONARY POETICS AND THE HIDDEN RELIGIONS, DE DAVID STEPHEN CALONNE

Diane Di Prima

Présentée par Laurence Dauphinais

« C’est rare que je sois interpellée par des formes d’expression très politiques, sauf que, dans le spectacle, il y a certains poèmes très engagés que j’aime beaucoup. Certains sont de Diane di Prima, qui était une anarchiste, une vraie. Et je trouve ça fascinant, des gens qui font des choix de vie comme ça, qui osent aller dans les extrêmes et être radicaux. C’est aussi une femme qui refusait le refus. Quand elle a eu de la difficulté à être publiée, elle s’est parti une presse à la maison. Elle n’est jamais dans la victimisation. »

Anne Waldman

PHOTO GLORIA GRAHAM, TIRÉE DE WIKIMEDIA COMMONS

Anne Waldman

Présentée par Johanne Haberlin

« Elle écrit des poèmes-fleuves qui sont rarement de deux pages ! Elle fait intervenir le flux de pensée à travers ses poèmes, elle écrit beaucoup par association libre, par construction d’images. Certains de ses poèmes ressemblent beaucoup à des chants anciens. Elle a beaucoup voyagé ; elle s’est intéressée au bouddhisme, au chamanisme… Dans son poème Fast Speaking Woman, elle parle beaucoup de la psyché féminine, mais comme si le féminin était universel. Elle parle de la femme tant créatrice que destructrice, de la femme déesse comme de la femme prise dans les limites de son corps. La spiritualité est très présente… »

Lenore Kandel

PHOTO JOE MELENA, TIRÉE DE BEAT ATTITUDE, OUVRAGE COLLECTIF

Lenore Kandel

Présentée par Eve Duranceau

« Cette poétesse exagère parfois dans ses écrits, mais elle est extrêmement intelligente. J’aime la façon qu’elle a d’être concrète. On ne peut pas échapper à l’idée qu’elle essaie de dénoncer : c’est tellement clair, tellement direct que tu es obligé d’écouter et d’y réfléchir. Tu ne peux pas partir dans une fuite quelconque. Ça demande quand même du courage d’être aussi assumée et en possession de ses moyens. »