La première série télé que réalise Philippe Falardeau, Le temps des framboises, d’après un scénario de Florence Longpré et de Suzie Bouchard, est offerte sur le Club illico. L’histoire d’une famille endeuillée, sur une ferme, qui accueille des travailleurs migrants. Discussion sur les avantages et les inconvénients de la télévision et du cinéma.

Marc Cassivi : J’avais envie de te parler de séries télé et de cinéma. Des contraintes de tourner une série – ça va plus vite qu’au cinéma – et des avantages de pouvoir davantage développer une intrigue et explorer des personnages.

Philippe Falardeau : Je dis toujours, à la fin du tournage d’un film : « OK ! Là on est prêts à faire le film. » Ç’a été la même chose à la fin du tournage de la série. L’avantage en télé, c’est qu’on peut tourner une saison 2. J’espère pouvoir en profiter.

M. C. : C’est un réel avantage sur le cinéma ?

P. F. : Sans aucun doute. Après, sur le plan de la réalisation, il faut s’assurer qu’on ne tombe pas dans la complaisance et la redondance.

M. C : Il y a aussi des inconvénients. Le rythme imposé par la télé, c’est autre chose…

F. P. : Il y avait des moyens au début des années 2000 en télé. Il y avait parfois des budgets de 1 million par épisode. Vingt ans plus tard, quand tu as 700 000 $, c’est un gros budget… Do the math ! La pression est sur toutes les équipes. Et il y a des gens qui sont responsables de ça. Les artisans ne peuvent pas dire non, parce qu’ils veulent travailler. Mais tout le monde souffre de ça, même les diffuseurs. Personne n’est capable d’arrêter cette pression qui nous pousse à produire plus vite, parce que certaines productions ont réussi à démontrer qu’on peut avoir une grosse cote d’écoute en tournant 22 pages [de scénario] par jour. On arrive aux limites de ce qui est possible et acceptable. Ce n’est pas comme ça qu’on devrait travailler. On est tous pris dans cet engrenage et on nous répond : « Oui, mais c’est comme ça que ça se passe en télé ! »

M. C. : Es-tu perçu comme le gars de cinéma qui débarque en télé ?

P. F. : Il y a ça, mais j’arrive à tracer des limites parce que j’ai 20 ans de métier. Xavier [Dolan, qui réalise aussi une série] arrive à le faire parce qu’il a la réputation qu’il a. Mais ce n’est pas vrai pour tout le monde. C’est un combat que j’aimerais mener avec les autres, pour revenir au plaisir de travailler avec les comédiens.

PHOTO ALAIN ROBERGE, LA PRESSE

Le réalisateur Philippe Falardeau

Il faut remettre des moyens pour faire les choses correctement. Mes producteurs ont fini par endosser ça et ont trouvé les moyens de nous offrir ce temps. Mais combien de fois on se retrouve devant des murs de gypse blancs ou beiges, avec des maisons décorées chez IKEA ? Je pense que si on donne juste un peu plus de temps de préparation et de jeu, on va se retrouver avec beaucoup plus de séries qui font des percées à l’international.

Philippe Falardeau

M. C. : C’était ton idée au départ de faire une œuvre sur les travailleurs migrants. Pourquoi tu ne te sentais pas capable de scénariser cette série toi-même ?

P. F. : Je sais à quel point on est fragile quand on scénarise, et pour cette série, je pense que j’aurais abordé la thématique de manière trop didactique. J’aurais eu de la difficulté à m’émanciper du sujet des travailleurs migrants. Florence et Suzie ont réussi ça très rapidement. Les enjeux sont encodés presque dans le décor, et dans les dialogues et les comportements. On ne peut pas dire que c’est à propos des travailleurs migrants, même si ça ne nie pas du tout comment c’est dur pour eux, comment ils sont traités parfois, comment on sent des relents de colonialisme ou de plantations de coton. C’est là, sans être appuyé. Et c’est une écriture que, franchement, j’aurais eu de la misère à maîtriser. Ou ça m’aurait pris trois ans !

M. C. : Le réalisateur que tu es est en froid avec le scénariste ?

P. F. : Il y a assurément un essoufflement. Il y a une pression qu’on se met au fur et à mesure qu’on comprend ce qu’est la logique interne d’un scénario, ce que je ne comprenais absolument pas quand j’ai écrit La moitié gauche du frigo, et pas tout à fait encore quand j’ai fait Congorama. Je ne savais pas ce qu’était un élément déclencheur ni un pivot dramatique. Ce sont des éléments que je maîtrise aujourd’hui très, très bien. Mais on s’en fout ! Il faut écrire ce qu’on a envie d’écrire. Le pivot dramatique va se placer lui-même.

M. C. : Tu es devenu trop efficace comme scénariste ?

P. F. : Je suis devenu trop technicien, je pense. Ça ne veut pas dire que je ne suis pas capable de moments de grâce. J’adapte beaucoup maintenant. C’est devenu mon mode de création.

J’ai un rapport difficile à My Salinger Year, qui est un film que je n’aime pas particulièrement. Mais je trouve que j’ai réussi à extraire une pensée du livre et à en tirer des scènes intéressantes. Il faut que je me libère de ce que j’attends de moi-même et de ce que les autres attendent de moi. Et que je revienne à quelque chose de plus libre, de plus désinvolte, de plus erratique.

Philippe Falardeau

M. C. : C’est possible dans un système où les institutions renvoient constamment les scénaristes à leur table de travail ?

P. F. : La réponse à ta question, c’est non. Mais peut-être que je peux y arriver, en imposant un peu plus ma vision. Parce que l’autre grande raison de mon essoufflement, c’est le système de réécriture obligatoire. Le système n’est pas capable d’absorber le nombre de demandes. Il n’y a pas assez de sous. Chacun doit, à un moment, passer son tour jusqu’au prochain dépôt. Retravailler un scénario, ce n’est pas une mauvaise chose. Mais à un moment donné, à force de réécrire, on se met à jouer où on ne devrait pas jouer. Personne n’est responsable de ça. Le système fait ce qu’il peut avec les ressources qu’il a. Je n’aimerais pas être à la place des analystes. Mais je pense que ça pousse notre cinéma vers une forme plus narrative. Ceux qui ont une écriture plus instinctive passent moins, sauf ceux qui ont creusé une niche depuis longtemps, comme Denis Côté par exemple.

M. C. : Qui ne demande pas beaucoup d’argent la plupart du temps…

P. F. : Si j’arrive avec un projet, disons, plus aérien, on me fera confiance sur la base de mon parcours et non sur la base de mon scénario. Et je ne suis pas sûr de toute façon qu’on me ferait confiance… On doit faire davantage confiance à l’acte d’écriture et à la première version. Même si elle n’est pas « tournable », pour toutes sortes de raisons, l’essentiel est là.

M. C. : Quand tu fais des films américains, ou en coproduction avec l’étranger, y a-t-il le même genre de contrainte ?

P. F. : Oui, mais elle ne se présente pas de la même façon. Pour les deux films que j’ai faits aux États-Unis, The Good Lie et Chuck, ce n’est pas moi qui étais responsable de la scénarisation, bien que j’avais mon mot à dire. Le pouvoir que j’avais était de protéger des scènes que j’aimais.

Quand tu fais de la réalisation aux États-Unis, tu fais constamment de la politique. Si tu veux que l’appareillage te laisse tranquille, il faut que tu rassures les producteurs sur ce que tu vas faire, en leur envoyant des notes et des notes. Je me souviens d’avoir été à Atlanta et d’avoir envoyé un courriel à 2 h du matin en me disant : “ Ils auront le temps de le digérer et de m’en reparler le lendemain. ” J’ai aussitôt reçu une réponse de la productrice ! Ils sont fous, les Américains ! [Rires] Ça, ça me tente moins.

Philippe Falardeau

M. C. : Tu en es où dans tes projets ? Tu vas probablement réaliser une deuxième saison du Temps des framboises, tu prépares une adaptation d’un roman québécois qui n’est pas encore confirmée…

P. F. : Cherchez en ce moment sur les tablettes un roman un peu névrosé, un peu sous tension… [Rires] En fait, en ce moment, le projet qui m’accapare, c’est Mégantic [sa série documentaire sur la tragédie de Lac-Mégantic]. Je ne connaissais pas la définition de rabbit hole. Mais je suis dans un fucking rabbit hole…

M. C. : Il faut que tu arrêtes de creuser ?

P. F. : Je ne suis pas capable, mais je suis en train de m’enterrer moi-même. Et je ne sais plus où m’arrêter. J’ai beaucoup d’admiration pour Alexia Bürger, qui en a fait une pièce de théâtre [Les Harding]. Elle a digéré ça et elle a choisi de parler du sentiment de culpabilité. Mon problème, c’est que je veux tout dire. Je suis devant un mur de peur de gens qui craignent de me parler. Et devant un mur de silence de la part de Transports Canada. Aucun ministre actuel ou passé ne veut me parler. Ils me fuient. Ils n’ont pas peur de moi autant que du CP et du CN. C’est important de raconter tout ça, mais il va falloir que je m’en sorte ! Ça fait trois ans que je travaille là-dessus. J’ai d’autres projets. J’aime trop l’écriture. J’ai eu la clinique Florence Longpré, je peux peut-être retourner à l’écriture ! [Rires]

M. C. : D’une série télé ou d’un long métrage ?

P. F. : Je ne dirai non à rien, parce que la forme dépend du projet. Mais j’ai plus une façon d’écrire qui correspond au long métrage. J’aime encore l’idée d’une expérience captive qui dure 1 heure 45 ou 2 heures. C’est mon format favori. Il y a toujours un niveau de redondance dans les séries, même les meilleures.