Depuis sa nomination à la tête du réseau public canadien en juillet dernier, Catherine Tait ne peut pas faire une sortie publique sans qu'on souligne un fait, toujours le même: en 65 ans histoire, elle est la première femme à occuper la présidence de CBC/Radio-Canada. Avant elle, 15 hommes se sont succédé au poste sans que personne ne s'interroge sur leur préséance ni sur leur homogénéité. Le vent a tourné, le besoin d'une plus grande diversité s'est fait sentir un peu partout, mais Catherine Tait n'attendait pas son heure en coulisses. En vérité, elle n'attendait rien du tout.

Installée à New York avec son mari, le sculpteur Roger Loft, et leur fille, la photographe Beatrice Tait Loft, à la tête de Duopoly, l'entreprise de contenus numériques qu'elle a cofondée, Catherine Tait était parfaitement comblée par sa vie new-yorkaise. Elle avait fait sa marque comme productrice de contenus, mais une productrice créative et allumée, et elle poursuivait l'aventure sur les plateformes numériques. Elle connaissait le réseau public pour y avoir collaboré en tant que productrice indépendante, mais elle n'avait jamais rêvé ou imaginé de le diriger. Un chasseur de têtes l'a pourtant contactée au nom de Patrimoine Canada. Elle est tombée des nues, a rigolé un peu avant de dire «non, merci».

Quelques mois plus tard, après l'échec d'une première ronde d'entrevues avec des candidats potentiels, Catherine Tait a été rappelée. Cette fois, elle a consulté son mentor, Jay Switzer, un bonze de la radiodiffusion canadienne, qui se mourait d'un cancer. 

«Jay a été un des premiers à croire en moi et à m'encourager à un moment où les femmes dans le milieu audiovisuel canadien n'étaient pas prises au sérieux.»

«Même affaibli et très malade, il a insisté pour que je présente ma candidature. Il m'a dit: "Il faut que tu y ailles. Tu as toutes les compétences qu'il faut. Tu connais tous les aspects du dossier. C'est un job de rêve." J'ai décidé de suivre son conseil», raconte Catherine Tait dans un français presque impeccable, au deuxième étage du Centre Pierre-Péladeau, où nous avons trouvé refuge la semaine dernière, en marge des Rencontres internationales du documentaire de Montréal.

Cheveux plus rouges que le feu, teint pâle et opalin, sourire engageant, Catherine Tait travaille en télé depuis des décennies et elle s'exprime avec franchise et sans faux-fuyants, mais la lumière des réflecteurs l'intimide.

Fille de Richard Tait, un diplomate fédéral, la présidente, qui a deux soeurs et un demi-frère, est née à Athènes, a vécu à Genève, à Saigon, à Toronto, à Londres et à Paris. Elle a un bac en littérature et philosophie de l'Université de Toronto, une maîtrise en communications de l'Université de Boston et un autre diplôme en études approfondies en communications de l'Université de Paris. Au milieu des années 80, elle a travaillé aux politiques et orientations de Téléfilm Canada avant d'être nommée directrice du Centre culturel canadien à Paris, où elle a travaillé sous l'égide d'Émile Martel, qui dit le plus grand bien d'elle.

Au retour de Paris, elle rencontre le sculpteur Roger Loft et s'installe avec lui à New York. Mais quelques années plus tard, encouragée par son mentor, Jay Switzer, elle déménage à Halifax et prend la direction de la défunte entreprise Salter Street Films. Elle y produira deux films de Michael Moore, le célèbre Bowling for Columbine et The Awful Truth. La légende veut qu'elle ait été l'instigatrice de l'émission humoristique This Hour Has 22 Minutes, en ondes à la CBC depuis plusieurs décennies. «C'est faux. C'est Michael Donovan qui a lancé l'émission, pas moi», corrige-t-elle avant de reconnaître, par contre, qu'elle a coproduit, avec feu Micheline Charest, Emily of the New Moon. De la défunte PDG dont la carrière s'est terminée avec le scandale des prête-noms, elle parle avec candeur.

«Micheline était une femme impressionnante et généreuse qui m'a beaucoup aidée lorsque notre entreprise est entrée en Bourse. Malheureusement, il y a eu la suite avec tous les dommages qu'on connaît.»

Sans excuser Charest, elle croit que la crise des prête-noms est en partie attribuable à la direction que le Canada a décidé de prendre en matière de production.

«Une des grandes raisons des succès scandinaves en télé, c'est que les scandinaves ont beaucoup investi en scénarisation. Ils ont commencé avec le cinéma avant de reproduire le modèle en télé. Le Canada a préféré miser sur le développement de la production indépendante. L'important pour nous, c'était d'abord d'avoir une masse critique de producteurs et une diversité d'idées et de points de vue, et c'est ce qui explique le dynamisme de notre milieu. Maintenant, si aujourd'hui, on n'a pas encore connu de grand succès comme The Crown, par exemple, malgré la richesse de notre talent, c'est une question de moyens et de marché. Avec une population de 35 millions, notre marché est trop petit pour absorber les coûts d'une série comme The Crown», dit-elle.

La présidente est à la tête du réseau public depuis à peine quatre mois. Comme son champ d'expertise depuis plusieurs années est le numérique, son premier geste a été de doter la CBC d'une plateforme numérique semblable à Tou.tv, qui sera lancée en janvier sous le nom de GEM, le mot anglais pour bijou.

«CBC avait une plateforme, mais qui n'était pas aussi élaborée que Tou.tv. J'ai donc volé cette très bonne idée à Radio-Canada, ce qui montre à quel point nous pouvons apprendre les uns des autres.»

La présidente semble être sur la même longueur d'onde que Michel Bissonnette, VP des programmes français, et partage les mêmes idées, notamment au sujet des cotes d'écoute qui, selon elle, sont essentielles à la survie du réseau public. Faut-il pour autant que ces cotes d'écoute décident de la vie ou de la mort d'émissions ou de séries plus pointues et plus nichées qui ne rejoignent pas un grand public mais qui rehaussent la qualité de la programmation? Sa réponse à ce sujet est assez conservatrice: «Nous avons le mandat d'offrir une programmation qui informe, qui éclaire, qui divertit et qui rejoint tous les Canadiens, pas seulement les intellectuels», répond-elle.

Sa connaissance des programmes français n'est pas très développée, mais elle cite tout de même Tout le monde en parle et Les Simone, qu'elle aime particulièrement. D'ailleurs, demain soir, elle organise un souper pour célébrer les femmes qui oeuvrent en humour au réseau public, autant du côté francophone qu'anglophone, une première dans les annales de la boîte.

Notre entretien a eu lieu une semaine avant l'annonce de la fin de Marina et d'Entrée principale, deux émissions qui ouvraient et fermaient la case horaire de jour, une annonce qui laisse croire que c'est le début de la fin pour la télé de jour publique. Bien que nous n'en ayons pas parlé, elle a tenu à affirmer que CBC et Radio-Canada allaient demeurer des télés généralistes où l'information serait plus importante que jamais, d'autant que celle produite par le réseau public jouit à ses yeux d'une immense crédibilité.

Du même souffle, pourtant, elle lance: «Un jour, pas si lointain, il n'y aura plus de télévision. J'entends par ça que toute la programmation sera acheminée par ordinateur. Les gens pourront la projeter sur leur téléviseur, d'où l'importance de continuer à développer nos plateformes numériques.»

Madame la présidente croit aussi que la collaboration entre les différents diffuseurs est primordiale.

«Cela ne sert à rien de nous faire la guerre entre nous. Notre vrai concurrent, ce n'est pas Bell ou TVA. C'est Netflix, Amazon, Google et Facebook. Nous devons absolument collaborer et faire front commun contre eux.»

Je lui demande comment elle compte faire pour persuader Pierre Karl Péladeau, propriétaire de Québecor, de collaborer alors qu'il tweete régulièrement contre le réseau public. «Je ne sais pas. On va essayer de le charmer», dit-elle dans un grand éclat de rire.

L'autre champ d'action prioritaire pour elle, c'est la diversité. La présidente veut faire avancer le dossier de la diversité autant à l'écran que parmi les employés du réseau.

«À titre de première femme présidente du réseau public, il est impensable que je laisse tomber la diversité. J'espère qu'avec une première femme à ce poste, ça va générer d'autres idées, d'autres perceptions. C'est cela qui fait la richesse d'une culture, non?»

L'été dernier, madame la présidente a quitté la Grosse Pomme, où elle vivait depuis 25 ans. Elle a pris la direction d'Ottawa. Et de son propre aveu, elle l'a fait sans un pincement au coeur, trop heureuse de revenir au bercail pour prendre les commandes de ce qui demeure pour l'instant, à ses yeux, un job de rêve.