Autour de la tombe de Gilbert Bécaud, ils étaient une dizaine de baby-boomers français à fredonner les paroles de Nathalie. «Mais je sais qu'un jour à Paris, c'est moi qui lui servirai de guiiide...»

Safia Nolin m'avait donné rendez-vous au cimetière du Père-Lachaise, où elle a ses habitudes lorsqu'elle est à Paris. Elle aime les légendes urbaines entourant ce cimetière et ses non moins célèbres locataires. Elle aime se promener dans ce dédale de tombes anciennes où, au hasard de détours, l'on arrive face à face avec Balzac, Delacroix ou Alain Bashung.

Nous errions sans but précis lorsque nous sommes tombés sur le mausolée de «deux amis», militaires nés au XVIIIe siècle. Le premier a tenu à ce que les cendres du deuxième soient déposées près des siennes. «Je trouve ça beau», confie Safia, qui trouve plus difficile de vivre son homosexualité en France qu'au Québec.

«Ceux qui sont gais ici sont tellement courageux, dit-elle. Être un homme gai à Paris, je pense que c'est pire qu'être lesbienne. Il y a plein d'histoires de gars qui se sont fait tabasser ici parce qu'ils se tenaient par la main. Il y a beaucoup de masculinité toxique.»

Elle-même a connu des épisodes d'homophobie à Paris. La première fois qu'elle s'y est affichée avec une fille, il y a quelques années, elle dit avoir été insultée deux fois dans la même journée. «Deux hommes de 35 ans nous ont dit d'aller nous faire voir ailleurs parce qu'on s'embrassait doucement, dans la rue, soi-disant devant un centre jeunesse. Quelqu'un m'a déjà frappée dans la rue. On m'a donné un coup de pied. Je ne sais pas pourquoi, mais je sais que je tenais la main de ma blonde ! Juste être lesbienne, c'est tellement plus facile chez nous.»

Elle le remarque en particulier, dit-elle, lorsqu'elle est en France pour un séjour prolongé, et parfois dans des détails à peine perceptibles. «Ça tient beaucoup à comment les gens t'accueillent. Le Canada est vraiment l'un des endroits les plus ouverts aux gais. Si je danse avec ma blonde dans un bar de Carleton, c'est sûr que j'espère que personne ne va rien dire. Mais si quelqu'un fait un commentaire homophobe à Montréal, quelqu'un d'autre va lui répondre.»

Safia Nolin ne craint pas de s'afficher, ou d'être identifiée comme lesbienne. «J'ai fait ce choix-là dans ma vie, de le dire ouvertement. Parce que ce n'est pas vrai qu'on est rendu à un moment où ça ne fait plus de différence. Si je peux être associée à ça, go! Ça me fait plaisir. Allons-y gaiement! J'ai eu la chance d'avoir des modèles forts comme Ariane [Moffatt]. En France, il n'y en a pas vraiment. Ça se sent dans une société.»

Elle est curieuse, informée, s'intéresse aux enjeux sociopolitiques français. À la crise des gilets jaunes, notamment, qu'elle a vue s'envenimer depuis décembre. Elle se désillusionne de l'influence de la gauche, lit dans sa loge, avant ses spectacles, Sapiens, A Brief History of Humankind, un best-seller de 500 pages célébré par la critique new-yorkaise.

«Il y a aussi toute la question des tensions raciales en France. Mon père est Algérien. Dieu merci, je suis blanche ! Parce que venir ici en étant d'une minorité visible, ce ne doit pas être facile. Juste être une femme à Paris, c'est souvent insupportable!»

«Les gens ont peur de moi - je mesure 6 pi - donc ils ne me disent rien. Mais je vois comment les hommes agissent avec mes amies. Le nombre de fois où j'ai vu des gars se frotter sur elles dans le métro... C'est dégueulasse!»

Malgré le climat social tendu, Safia Nolin sait profiter des nombreux avantages de la vie parisienne. Elle assiste à des spectacles, va voir des expos, des films. Elle a vu récemment Les invisibles, une fiction sur un centre d'accueil pour femmes sans-abri. Prévoyait une visite du Louvre. «J'adore Paris. C'est tellement une belle ville. Et je ne parle pas seulement des musées et des monuments. J'adore me promener à Paris, m'asseoir sur une terrasse. Les gens cool que j'ai rencontrés ici, je les trouve dix fois plus cool parce qu'ils gravitent dans un monde tellement peu propice à ça. Le contraste avec Montréal est énorme.»

* * *

Il pleut sur le Père-Lachaise. La matinée alterne entre bruine et rayons de soleil. Nous trouvons refuge au Clint, rue de la Roquette, dans le 11e arrondissement. Un café lumineux et convivial au style très nord-américain: cafés troisième vague à la boisson de soja, brunch santé. On se croirait davantage... à Montréal qu'à Paris.

Safia reçoit un appel de Pomme, qui vient d'apprendre la mort, à 41 ans, d'un technicien qui a participé à son album, d'un cancer du cerveau. Les funérailles auront lieu dès le lendemain matin à Paris. Safia ne le connaissait pas, mais elle est visiblement troublée. «Je me suis auto-diagnostiqué des milliers de cancers, me confie-t-elle. Aussitôt que j'ai mal à la tête, je pense que j'ai un cancer. J'ai peur de la mort.»

Cette anxieuse hypocondriaque peut faire des heures de recherches sur Google et se tâter jusqu'à laisser des ecchymoses sur sa peau. «Je dois cinq euros à Claire chaque fois que je me cherche une maladie. Je lui ai déjà payé 25 euros ce mois-ci!»

Je remarque un reste d'encre bleu délavé sur le dessus de sa main - elle y inscrit le titre de ses chansons avant de monter sur scène - au moment où, d'un geste brusque, Safia renverse un verre d'eau sur la table et mon téléphone (qui, heureusement, continue d'enregistrer notre conversation). C'est le moment d'aller «déjeuner» - comme disent les Français - dans un restaurant bangladeshi que Safia a choisi: Madhupur, dans le 20e arrondissement.

Photo Julien Pebrel, collaboration spéciale

Safia Nolin attablée au Clint, café du 11e arrondissement parisien.

Safia Nolin n'est pas celle que l'on croit. C'est une végétarienne écoresponsable qui ne fume pas, ne boit pas avant ses spectacles et traîne ses sachets de tisane bio dans sa loge avant ses concerts.

C'est une milléniale conscientisée, allumée, bien de sa génération, qui souhaite réduire son empreinte de carbone, s'indigne des sacs de plastique que l'on distribue dans les marchés publics français et s'informe de la provenance des fruits et légumes qu'on lui sert.

À son agenda, il y a une dizaine de jours, était prévue une rencontre avec l'ancien ministre de l'Écologie français Nicolas Hulot. La question que Safia se posait, deux minutes avant de monter sur scène le lendemain de notre visite au cimetière: vaut-il mieux manger local ou bio? Elle a mangé une boulette de fausse viande végétale. J'ai préféré l'option poulet. Dommage pour les préjugés sur la déchéance et le style de vie des jeunes artistes populaires d'aujourd'hui.

Je l'ai accompagnée à pied jusque dans son quartier, près de la porte de Bagnolet, où nous avons loué une voiture le lendemain pour nous rendre dans le Val-d'Oise. Elle profitait du fait que personne ne la reconnaît ou l'apostrophe ici. Elle avait une entrevue à donner, en fin de journée, à une journaliste et militante féministe française. Elles ont parlé des polémiques entourant SLĀV et Kanata. Je le répète: Safia Nolin n'est pas celle que l'on croit.

Photo Julien Pebrel, collaboration spéciale

Safia en promenade au cimetière du Père-Lachaise à Paris.