Jeff Beck et Eric Clapton nous ont donné, hier soir au Centre Bell, l'un des concerts les plus déroutants que j'aie vus depuis longtemps, auquel n'auront eu droit que Londres, New York, Toronto et Montréal. Une soirée qui défie toutes les règles, qui commence par un feu d'artifice signé Jeff Beck, le tireur d'élite, se poursuit les deux pieds devant la cheminée avec Eric Clapton, le guitariste acoustique, et se termine par la réunion de ces deux improbables complices et amants du blues avec des résultats inégaux qui n'ont pas été à l'avantage de Clapton.

Commençons par Beck. Celui-là, vous ne le verrez pas souvent passer en première partie de qui que ce soit d'autre, à 19 h 30 pile. Depuis le Festival de jazz, Beck n'a gardé dans son groupe que le claviériste Jason Rebello. Les spectaculaires Tal Wilkenfeld et Vinnie Colaiuta profitent-ils simplement d'un petit congé? Peu importe, le batteur musclé Narada Michael Walden et la bassiste montréalaise Rhonda Smith (collaboratrice de Claude Dubois, Johanne Blouin et d'un certain Prince-qui-voulait-qu'on-l'appelle-l'Artiste) ont très bien servi la musique un tantinet schizophrène du guitariste sur qui le temps ne semble pas avoir d'emprise.

Beck donne encore dans le jazz-rock mordant, mais il flirte de plus en plus avec la ballade instrumentale planante qui met très bien en valeur son jeu.

Pour satisfaire ce deuxième penchant, qui s'exprimera clairement sur son prochain album Emotions & Commotions, il a recruté un grand orchestre d'une vingtaine de musiciens, cordes, cuivres et tout le tralala, qui contraste fortement avec l'allure de chat de ruelle du guitariste. Ça lui permet de reprendre des choses comme Corpus Christi Carol de Jeff Buckley ou une ballade irlandaise très lyrique et de faire de l'hymne des Beatles A Day in the Life, déjà très réussi à quatre, une version encore plus poignante avec une magnifique montée orchestrale.

Entre ses morceaux plus éthérés, Beck glisse une nouvelle composition (Hammerhead) qui commence par un coup de chapeau au grand Jimi puis fonce tête première dans le mur du son. Beck, qui n'a peur de rien, nous laisse sur le célébrissime Nessun Dorma de Puccini qui ne plaira pas à mon respecté collègue Claude Gingras, je le crains.

Retour sur terre avec Clapton

La foule est électrisée. Une demi-heure plus tard, Clapton s'amène avec sa guitare acoustique, sobrement accompagné par son groupe, comme s'il voulait tous nous ramener sur terre. C'est fait avec goût, la Layla «unplugged» a ses fans, mais nous sommes tellement sur une autre planète musicale que l'ajustement est ardu. D'autant que Clapton met du temps avant de renouer avec sa Fender pour Tell the Truth. Il manque une deuxième guitare, mais juste au moment où on s'apprête à décrocher, le diable de guitariste y va d'une envolée qui nous va droit au coeur.

Clapton chante avec coeur ses succès (Running On Faith, Cocaine, I Shot the Sheriff), mais ça n'a ni l'impact ni la musicalité des concerts que je l'ai vu donner depuis cinq ans. Sauf quand, justement, il délaisse le hit-parade et plonge sans retenue dans le blues de Little Queen of Spades, superbement épaulé par l'as-pianiste Chris Stainton.

Jeff Beck sonne le réveil en venant enfin rejoindre Clapton et ses musiciens. Le mordant de Beck, sa folie, son côté délinquant nous font l'effet d'un grand bol d'air frais. Il fait de Clapton un meilleur musicien. Mais ce n'est pas le Clapton divinement inspiré qu'ont fait ressortir Steve Winwood ou Derek Trucks: celui d'hier était tout à fait content de laisser toute la place à son flamboyant copain Beck.

Beck, qui s'amuse comme un fou, se met à genoux pendant un solo de Clapton, fait des grimaces aux deux choristes et joue de sa guitare comme d'une mitraillette. Avec lui, tout est permis, y compris s'attaquer à Moon River, nappes de synthés en prime, au risque de sombrer dans le kitsch le plus embarrassant, mais Beck n'a-t-il pas déjà enregistré L'amour est bleu? L'honneur est sauf quand ils reprennent You Need Love de Willie Dixon: avec un peu d'harmonica, on aurait juré entendre les Yardbirds du milieu des années 60 dont ils sont issus.