Double miracle. Le premier : il existera vendredi un nouvel album des Rolling Stones, leur premier depuis 2005 et la mort de Charlie Watts en 2021. Le second : Hackney Diamonds est leur meilleur depuis Tattoo You en 1981.

Chaque jour durant l’enregistrement de Hackney Diamonds, le réalisateur Andrew Watt, 32 ans, s’est pointé au Henson Recording Studios de Los Angeles avec un t-shirt correspondant à une époque différente de l’histoire des Rolling Stones, puisé dans sa vaste collection de vêtements vintage, que l’on jalouse.

L’anecdote vestimentaire résume en bonne partie la démarche derrière ce premier album de nouveau matériel en 18 ans, dans lequel chaque chanson semble avoir été conçue afin d’évoquer une période précise de la riche discographie – souvent exaltante, parfois risible – du meilleur groupe anglais à ne pas s’appeler les Beatles.

Le saxo brûlant de Get Close, ce rythme libidineusement syncopé ? C’est un peu comme si des pistes écartées de Can’t You Hear Me Knocking (sur Sticky Fingers en 1971) avaient été exhumées. La complainte country Dreamy Skies, sertie de slide guitar et d’un coup de chapeau à Hank Williams ? Glissez-la quelque part sur la face B du deuxième disque d’Exile on Main St. (1972) et les néophytes n’y verront que du feu. Le Keith suppliant, magnifiquement magané, de Tell Me Straight ? C’est un peu le même que celui de Thru and Thru, rare moment inoubliable de Voodoo Lounge (1994).

Extrait d’Angry, des Rolling Stones

Réputé pour sa capacité à restituer à des rockeurs appartenant au bel âge (Iggy Pop, Ozzy Osbourne) le tonus de leurs fécondes et tumultueuses années, Andrew Watt ne travaille pourtant pas comme un Rick Rubin ou un T-Bone Burnett, chez qui la quête d’une sorte d’authenticité originelle tient souvent lieu de seule manière de vieillir avec grâce, au risque que ça sente la naphtaline.

L’approche du jeune réalisateur, qui a aussi collaboré avec Miley Cyrus, Justin Bieber et Post Malone, et qui s’y connaît donc en matière de grosse pop, pèche parfois par indécision. Souhaite-t-il éclairer le chemin qui ramènera les Stones à leur véritable identité ou gommer leurs aspérités afin de leur permettre de jouer le plus possible sur les ondes des radios ?

Mais en général, celui qui cosigne aussi trois titres trouve le judicieux équilibre entre son désir d’inscrire cet album dans une histoire vieille de six décennies et celui d’en écrire, au présent, un nouveau chapitre.

PHOTO LAWRENCE BRYANT, ARCHIVES REUTERS

Les Rolling Stones en septembre 2021 avec leur nouveau batteur, Steve Jordan

Sans Charlie (ou presque)

Et la grisante pulsation de Mess It Up, elle ? Les vilains garçons n’avaient jamais aussi vilainement groové depuis l’époque où Mick passait ses nuits à danser avec Bianca au Studio 54. Pas de hasard : Mess It Up compte parmi les deux chansons sur lesquelles figure, pour la dernière fois, l’autre amateur de disco des Rolling Stones, Charlie Watts.

PHOTO PATRICK SANFAÇON, ARCHIVES LA PRESSE

Charlie Watts et Keith Richards en 2006 au Centre Bell

Cette façon de mitrailler sa caisse claire, comme un boxeur alternant entre les uppercuts et les jabs, n’appartient qu’à lui seul ; vous la reconnaîtrez en quelques mesures.

Steve Jordan, le bombastique remplaçant de Charlie et collaborateur de longue date de Keith (il a coréalisé ses trois albums solos), s’acquitte avec l’âme et le cœur d’un connaisseur de la tâche ingrate de succéder à une icône.

Ce qui n’empêche pas le pirate Keef d’être habité par l’absence de son camarade. Il fallait voir son regard se voiler d’une tristesse qu’on lui connaît peu, mardi dernier, lors de sa visite à l’émission de Howard Stern. Et entendre cette attendrissante confidence : chaque matin, après s’être tant bien que mal déplié, le guitariste salue un portrait de son défunt ami, accroché dans l’escalier à la sortie de sa chambre à coucher.

Prendre les choses en main

« Personne ne prenait les choses en main », a confié Mick Jagger au New York Times en septembre dernier. « Personne ne fixait de date de tombée. » En 2022, le chanteur a ainsi lancé un ultimatum à ses collègues Keith Richards et Ronnie Wood : à la Saint-Valentin 2023, il faudra avoir sous le bras un nouvel album, une ligne d’arrivée que la fabrication des disques vinyle aura repoussé de quelques mois.

PHOTO THEA TRAFF, ARCHIVES THE NEW YORK TIMES

Keith Richards, Mick Jagger et Ronnie Wood

Pas question que l’album paraisse et que les exemplaires vinyles arrivent plus tard, une préoccupation certes mercantile, mais qu’en partie. C’est en prenant en considération la durée d’un 33 tours qu’ont été conçues les 48 minutes de Hackney Diamonds, une salutaire décision, prévenant la boursouflure, typique de l’ère du disque compact, de Voodoo Lounge (1994), Bridges to Babylon (1997) et A Bigger Bang (2005).

Au chapitre des invités, Paul McCartney vient faire un tour sur la (pas si) punk Bite My Head Off, bien qu’il serait impossible de le savoir si Mick ne le saluait pas pendant son solo de basse. Dans le rôle de la choriste qui vole le show, jadis tenu par Merry Clayton (Gimme Shelter), Lady Gaga vole bel et bien le show sur Sweet Sounds of Heaven. Stevie Wonder est aussi de cette escapade gospel jusqu’aux portes du paradis, une première collaboration avec les Stones depuis leur tournée commune de 1972.

Extrait de Sweet Song of Heaven, des Rolling Stones

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« Let the old still believe / That they’re young », entonnent Madame Gaga et son aîné de 43 années (Jagger est devenu octogénaire en juillet) dans cette pièce de résistance, une prière païenne en forme d’offrande au pouvoir de la musique, grâce à laquelle le temps et la mort n’existent soudainement plus. On le savait déjà : Mick ne se donne jamais autant que lorsqu’il se trouve en présence d’une jeune femme.

En concluant leur album par leur interprétation en duo de Rollin’ Stone, le blues de Muddy Waters à qui ils ont volé leur nom, les Glimmer Twins semblent vouloir signaler qu’une boucle se boucle, même si Jagger parle déjà en entrevue d’une suite.

« Les solos vont et viennent », disait Keith Richards la semaine dernière au micro du Global News Podcast de la BBC. « Les riffs, eux, durent pour toujours. » Mais Mick, Keith et Ronnie – la vie est ainsi faite – finiront tous par aller rejoindre Charlie. D’ici là, mesurons notre chance. You can’t always get what you want, mais il arrive encore parfois qu’un beau vendredi, un nouvel album des Stones atterrisse chez les disquaires.

Hackney Diamonds

Rock

Hackney Diamonds

The Rolling Stones

Polydor
En vente vendredi

8/10