1986. Alors que son groupe, Queensrÿche, doit rentrer à la maison, Geoff Tate n’a nulle part où aller. C’est à Montréal, plus précisément au comptoir du Saint-Sulpice, qu’il trouvera refuge et élaborera l’histoire de ce qui deviendra sa grande œuvre, Operation : Mindcrime.

Ozzy Osbourne. AC/DC. Bon Jovi. En 1986, Queensrÿche parcourt les États-Unis, le Canada et l’Europe en première partie de trois groupes très différents, témoignant bien de son identité difficilement cernable.

Composée à la fois de disciples de la nouvelle vague de heavy metal britannique (Iron Maiden, Judas Priest) et d’un amateur de rock progressif en la personne de son chanteur, la formation de Seattle est alors pourtant associée au glam metal des groupes maniant avec autant d’adresse, sinon plus, la canette de fixatif que la guitare.

« Je m’étais débarrassé de l’appartement que j’avais avec deux des gars du groupe et entre les portions de la tournée Rage for Order, je ne savais pas où aller », a raconté Geoff Tate vendredi dernier pendant un entretien téléphonique avec La Presse.

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Le bar Le Saint-Sulpice

Sans domicile fixe, il accepte l’offre de deux Québécois francophones rencontrés lors d’une fête après un spectacle d’AC/DC à venir vivre chez eux, avenue Papineau. « Et j’ai fini par passer beaucoup, beaucoup, beaucoup de temps dans ce bar de la rue Saint-Denis qui s’appelle le Saint-Sulpice », se remémorait le chanteur de 64 ans au sujet de l’établissement dont on a appris l’imminente fermeture la semaine dernière.

« Un creuset magique d’inspiration »

Durant son séjour dans la ville aux 100 clochers, Geoff Tate, alors 27 ans, occupe ses journées à marcher ou à siroter son verre, l’après-midi, au zinc de son nouveau débit de boisson préféré. « Pendant des semaines, je me suis assis là à regarder mon carnet de notes vide, mais cet endroit est devenu pour moi un creuset magique d’inspiration et de réflexions. »

C’est là que j’ai fini par écrire toute l’histoire de l’album.

Geoff Tate

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Geoff Tate en 1988

Grâce aux artistes, aux intellectuels et aux étudiants de l’UQAM qui avaient leurs habitudes au 1680, rue Saint-Denis, l’Américain en apprend sur l’histoire du Front de libération du Québec ainsi que, plus largement, sur le mouvement souverainiste et les tensions constitutionnelles Québec-Ottawa.

C’est cependant dans une église que toutes les idées qui sédimentaient dans l’esprit de Geoff Tate se manifesteront pour la première fois sous forme musicale. Alors qu’il se rend au supermarché par un soir de froid mordant, le chanteur entend l’écho d’une chorale, de l’autre côté de la rue.

« C’est dans cette église, pendant qu’une chorale répétait, que l’idée m’a foudroyé ! J’ai passé 30, 40 minutes à prendre des notes frénétiquement, puis je suis rentré sur Papineau et j’ai écrit ce qui allait devenir la chanson-titre d’Operation : Mindcrime. »

Le DX de la Saint-Denis

Si le grand succès populaire ne viendra qu’en 1990 avec l’album Empire, Operation : Mindcrime (1988) est celui grâce auquel la singularité et l’intelligence de Queensrÿche ne feront plus de doute – le magazine Rolling Stone le plaçait en 2017 en 67position de son palmarès des 100 meilleurs disques metal de tous les temps.

Sorte de long flashback, l’opéra rock raconte à gros traits le naufrage de Nikki, un héroïnomane indigné par la corruption et l’hypocrisie de la classe médiatico-politique, qui tombe sous le joug de DX. Le gourou aux ambitions séditieuses lui lavera le cerveau afin de le transformer en assassin et tenter de renverser le gouvernement.

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Geoff Tate en 2012

Le français qui prédominait autour de lui au Saint-Sulpice lui aura permis de projeter ses propres élucubrations sur ce qu’il observait et entendait, reconnaît Geoff Tate.

Le personnage de DX m’est apparu grâce à un client qui avait la gueule d’un gars avec qui tu as intérêt à être poli. Il y avait des gens qui venaient le voir régulièrement et à qui il répondait avec des phrases très courtes. C’est comme s’il leur donnait des missions.

Geoff Tate

Le chanteur complétera l’écriture et la composition d’Operation : Mindcrime avec le guitariste Chris DeGarmo, avant que Queensrÿche se rende l’enregistrer au légendaire Le Studio de Morin-Heights. « La première fois que j’ai mis les pieds dans la régie, j’avais l’impression d’être dans un centre de contrôle de la NASA, tellement il y avait de morceaux d’équipements et d’ordinateurs, ce qui était encore rare. »

Bien qu’il ne fasse plus partie de Queensrÿche depuis 2012, Geoff Tate n’a jamais abandonné la route ni le répertoire de son ancien groupe. Il célébrait les 30 ans d’Operation : Mindcrime lors d’une tournée anniversaire en 2018.

« Je me souviens que lors d’une de mes dernières visites à Montréal, je suis allé montrer le Saint-Sulpice à des amis et le bar était plein de télés et de clients qui regardaient du sport. Mes amis trouvaient ça très drôle qu’Operation : Mindcrime ait été imaginé dans ce qui ressemblait pour eux à un bar sportif. Mais je leur répétais : dans mon temps, c’était un puits sans fond pour les esprits bohèmes en quête d’inspiration. »