Porte d’entrée sur le jazz pour les amateurs de hip-hop, et vice-versa, l’œuvre de Robert Glasper se moque des frontières. Conversation avec un des plus brillants passe-murailles de la musique américaine.

Le ton, grave, est donné dès les premières mesures d’In Tune. Sur une élégiaque partition de piano, le poète Amir Sulaiman invoque le fantôme de George Floyd, mort sous le genou d’un policier en mai 2020. Pour Robert Glasper, pas de doute : il aurait été hypocrite d’ajouter un troisième tome — Black Radio III — à sa série du même nom sans parler de la violence que subissent les Afro-Américains, ce qu’il appelle poliment « l’éléphant dans la pièce ».

« Je sais que les problèmes du monde sont déjà partout sous nos yeux, sur Instagram, Facebook et Twitter, et je sais que beaucoup de gens n’aiment pas sentir qu’on leur fait la morale », concède le pianiste de 44 ans, joint chez lui en Californie, alors que sa fille Lola, bientôt 2 ans, tente d’entrer dans le cadre de la caméra en lançant des « Hi » espiègles au journaliste.

Son père attire son attention vers la télé, où joue un film d’animation, puis reprend.

« Je sens quand même que là où j’en suis dans ma carrière, j’ai une obligation, étant donné que je suis pour beaucoup de gens la porte d’entrée sur plusieurs genres de musique », estime-t-il.

Je suis tenu en haute estime dans le monde du jazz, du hip-hop et du R&B. Ça vient avec la responsabilité de prendre la parole pour toutes les communautés que je représente.

Robert Glasper

Avec Black Radio, Robert Glasper écrivait en 2012 sa propre petite histoire de la musique américaine, au cœur de laquelle le rap et le jazz sont davantage que de lointains cousins. Si ses quatre albums précédents souscrivaient aux codes du post-bop, une manière pour lui de cimenter sa crédibilité de pur pianiste, Black Radio mettait la richesse du jazz au service de couplets rappés et des mélodies soul, avec des invités comme Erykah Badu et Mos Def, sur le premier tome, ou Q-Tip, Esperanza Spalding et Gregory Porter sur son troisième volet, lancé en février dernier.

PHOTO BERNARD BRAULT, ARCHIVES LA PRESSE

Robert Glasper sur la scène du Gesú en 2010, lors du Festival international de jazz de Montréal

Sans Black Radio, un album de rap sculpté dans le jazz comme To Pimp a Butterfly (2015), de Kendrick Lamar (sur lequel Robert Glasper figure), n’aurait probablement pas été possible.

« Quand j’ai gagné mon premier Grammy en 2013 [pour Best R&B Album ; il en a décroché un quatrième en 2021], il y a plein de gens qui m’ont dit : ‟C’est une victoire pour nous tous !” Avant, il fallait pour être reconnu dans ces catégories que tu joues un style de R&B très formaté. Black Radio a donné la permission à plein de groupes comme Snarky Puppy, Hiatus Kaiyote ou The Internet d’être reconnus aux Grammy, tout en demeurant eux-mêmes. »

Les vrais superhéros

Étonnamment, ce n’est qu’à la fin des années 1990, lorsqu’il quitte son Houston natal pour étudier à New York, que Robert Glasper s’imprègne de la culture hip-hop, grâce à un pote, le chanteur Bilal, ainsi qu’à une des têtes d’affiche de cette 42édition du Festival international de jazz, The Roots.

À l’époque, Glasper et Bilal prennent régulièrement un bus d’une heure et demie jusqu’à Philadelphie afin d’assister aux légendaires jam sessions présidées par le groupe au Black Lily, épicentre du mouvement néo-soul. « Questlove [de The Roots] est encore le meilleur batteur de hip-hop au monde », pense celui qui a souvent rejoint la formation sur scène.

Ce qu’il fait [Questlove] a l’air simple, mais c’est hyper réfléchi. Son jeu n’est pas rempli de grosses passes, mais demande à n’importe quel batteur de reproduire ses beats et il ne va pas y arriver.

Robert Glasper

L’œuvre de The Roots et celle de Robert Glasper trouvent toutes les deux leur veine au confluent du festif, du spirituel et du politique. Lumineux exemple : Black Superhero, fait saillant de Black Radio III, que le pianiste a enregistré avec, à l’esprit, la « madame du dîner » de son école primaire, celle qui a permis à sa mère d’utiliser son adresse civique afin que le jeune Robert puisse continuer de fréquenter le meilleur établissement de Houston, et non celui auquel son nouveau quartier le destinait.

« Trop souvent, on ne reconnaît pas les superhéros, même quand on les a sous les yeux, parce qu’ils ne portent pas de cape ou parce qu’ils ne sont pas des hommes. Mais c’est parce que j’ai obtenu mon diplôme de cette école que j’ai ensuite pu aller dans d’autres grandes écoles. C’est cette femme qui a provoqué cet effet domino. C’est grâce à elle qu’on se parle aujourd’hui. »

Cette dame mériterait elle aussi son Grammy.

Le 6 juillet, à 20 h, au Théâtre Maisonneuve de la Place des Arts