Je connais un grand nombre de hits populaires québécois des années 60 sans jamais l’avoir vraiment voulu. C’est la faute de ma mère qui, quand elle avait 13 ans, faisait la queue toutes les semaines devant le Canal 10 pour assister à l’enregistrement de Jeunesse d’aujourd’hui. La jeune groupie d’hier a transmis à sa fille ses vers d’oreille. Elle en parle encore avec des étoiles dans les yeux et raconte que, lorsqu’elle n’était pas sage, elle était punie par l’interdiction d’aller à l’émission – mais ses grands-mères pas trop cruelles la laissaient quand même la regarder à la télévision.

Ces tubes yéyé et à gogo des Classels, Baronets, Sultans et autres groupes à succès éphémères ne pouvaient pas être plus éloignés de mon amour pour les pièces sombres de Joy Division, New Order ou The Cure, mais c’était difficile de résister à cette joie pure d’être jeune et « dans le vent », à cet enthousiasme rose bonbon et psychotronique comme les costumes des Excentriques. Sauf que ma mère n’a jamais réussi à m’expliquer pourquoi les groupes s’habillaient de façon aussi ridicule, pourquoi chacun affichait un « concept » un peu nono, la palme revenant à mon avis à César et les Romains.

PHOTO PAUL-HENRI TALBOT, ARCHIVES LA PRESSE

Michèle Richard et Denis Pantis photographiés en 1968 au retour de leur voyage éclair à Paris où ils ont enregistré une version de la chanson Bonnie and Clyde écrite par Serge Gainsbourg.

— C’était la mode, me répond-elle un peu exaspérée, avant de se remettre à chanter ses tounes préférées.

Eh bien, non, ce n’était pas juste la mode, c’était Denis Pantis, maman. Ce que l’on apprend dans le chouette documentaire Jukebox, de Guylaine Maroist et Éric Ruel, qui font le portrait de ce producteur hors norme à qui l’on doit les bases de l’industrie musicale québécoise. Spécialiste maniaque des palmarès, il était capable de repérer un tube potentiel aux États-Unis ou en Angleterre et, en quelques jours, de le faire traduire en français pour l’enregistrer sur 45 tours, chaque fois en choisissant dans le bassin de jeunes artistes le bon casting pour l’interpréter. Et cela, à un rythme infernal. Pendant cette époque, Denis Pantis vendra 4 millions de disques et en 1967, 80 % des hits au Québec viennent de lui.

PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

Denis Pantis

Dans le documentaire, Denis Pantis a la même voix rauque et le même calme pragmatique qu’un certain René Angélil (ex-membre des Baronets) qui, tout comme Pantis, né de parents grecs, était un enfant d’immigrant. Dire d’eux qu’ils ont laissé leur marque dans le showbiz québécois est un euphémisme, mais nous connaissons bien plus le mari de Céline Dion et c’est là tout le mérite de Jukebox, de nous faire découvrir cet acteur essentiel de l’âge d’or du disque, qui a compris rapidement que le marché de la jeunesse qui prenait son essor partout en Occident pouvait se conquérir au Québec en français.

Et il s’est passé là quelque chose d’unique, parce que Pantis, qui ne visait rien de moins que le top, a écrasé la concurrence américaine et européenne pendant de nombreuses années.

Dans le livre Incredibly Strange Music volume II, le chanteur punk américain Jello Biafra, des Dead Kennedys, grand collectionneur de curiosités musicales, avoue sa fascination pour cette vague de groupes québécois dans les années 60, aussi yéyé que psychédéliques. Il considère les Canadiens français comme les « rois » du « mutant rock packaging ». « Le Québec a produit certains des enregistrements les plus tordus des années 60, tous en français et très régionaux, dit-il. Les Québécois se sentaient comme un peuple sans pays parce que même lorsqu’ils allaient visiter la mère patrie en France, ils ne cadraient pas non plus ». Il cite les Classels, « qui avaient les cheveux teints en blanc argenté, avec des costumes blancs pour aller avec, un groupe entier de Monsieur Glad ! », ainsi que César et les Romains, « qui s’habillaient avec des toges et des sandales romaines, j’ai une vidéo d’eux pour le prouver », précise Jello Biafra, comme pour convaincre son interlocuteur.

Denis Pantis était quant à lui le roi de la « gimmick ». Jukebox raconte un de ses coups les plus hallucinants, avec Michèle Richard. La star des ados se fait pincer à voler une robe dans un magasin alors qu’il est à Paris. Scandale. Il lui demande de sauter dans un avion et décide d’enregistrer dès son arrivée la nouvelle chanson de Gainsbourg en duo avec Brigitte Bardot, Bonnie and Clyde, dans le même studio, avec le même arrangeur. Michèle Richard en Bonnie-Bardot, et Denis Pantis en Clyde-Gainsbourg. De retour au Québec, non sans avoir averti les médias, la Richard et Pantis débarquent de l’avion avec le look des deux célèbres braqueurs, cigare au bec pour Pantis, et tout le monde croit alors à un « stunt » publicitaire. La version québécoise de Bonnie and Clyde n’atteindra que la 48position au palmarès, un vrai flop pour le producteur, mais la carrière de Michèle Richard était sauvée.

Quand la vague retombera, et que les artistes québécois voudront faire autre chose que des resucées en français de tubes étrangers, Denis Pantis rachètera les bandes maîtresses de tous ses tubes qui seront longtemps méprisés par les gens de « bon goût » – et on devine que pour cette raison, il les a obtenues à bon prix. Il a compris, encore une fois avant tout le monde, que l’industrie de la nostalgie allait inévitablement poindre un jour. Le roi de la gimmick a de nouveau frappé dans le mille, car on peut lire dans le dossier de presse que Pantis possède aujourd’hui « plus de 75 % de tout ce qui a été enregistré entre 1940 et 1990 : 16 000 chansons » !

Dans ce documentaire aussi ludique qu’instructif, les réalisateurs ont voulu eux aussi introduire une « gimmick » en proposant une « expérience collective » où les spectateurs sont invités à chanter et à taper des mains à des endroits précis. Un film en Supergogorama, comme John Waters avait offert son Polyester en Odorama. Quelque chose qui donne des extraits un peu bizarres si on regarde le film seul dans son salon, mais qui doit être fort sympathique en salle. Malheureusement, la pandémie est venue plomber un peu cette suggestion originale, ce qui n’est pas une raison pour bouder le plaisir de voir Jukebox, parce qu’avant de dire adieu à Denis Pantis, il fallait de toute évidence se tourner encore sur ce pan de la culture populaire dont on n’avait pas raconté tous les secrets. Et dans la morosité ambiante, Jukebox ne pouvait pas mieux tomber : c’est vraiment un grand bonheur.