Ce que nos journalistes pensent des albums du moment.

Beth Gibbons et la symphonie des hipsters

En 2014, la chanteuse de Portishead s'est attaquée à l'interprétation de cette oeuvre très connue, que nous pourrions nommer affectueusement la symphonie des hipsters. Aujourd'hui âgée de 54 ans, la soliste anglaise en avait cinq de moins lorsqu'a été réalisé cet enregistrement en Pologne, devant public.

L'oeuvre pour soprano et orchestre symphonique (piano, cordes, harpe, trombones, bassons, contrebassons, cors, piccolos, flûtes, clarinettes) a été écrite entre le 30 octobre et le 30 décembre 1976 à Katowice, et créée en 1977 au Festival international d'art contemporain de Royan, en France.

Cette Troisième Symphonie du compositeur polonais Henryk Górecki (1933-2010), dite symphonie des chants plaintifs (op. 36), est l'une des rares oeuvres contemporaines de ce type à avoir connu un véritable rayonnement de masse, 15 ans après sa création, lorsque l'étiquette Nonesuch en a lancé l'enregistrement. Plus de 1 million d'albums ont alors été écoulés, fait rarissime dans le domaine de la musique contemporaine.

Devenue une oeuvre fétiche bien au-delà du monde classique, la Troisième Symphonie trouve preneur chez plusieurs amateurs de rock, de post-rock, de trip hop, d'indie pop et d'autres tendances musicales des dernières décennies. On se rappellera en outre l'adaptation en 2016 de l'oeuvre par le saxophoniste montréalais d'origine américaine Colin Stetson pour un orchestre de chambre hybride et la mezzo-soprano Megan Stetson, chanteuse de formation classique et frangine du fameux souffleur.

Comme l'Estonien Arvo Pärt ou le Britannique John Tavener, Henryk Górecki est aujourd'hui considéré comme l'un des plus célèbres « minimalistes mystiques » de notre temps, sous-tendance du grand courant minimaliste lancé par les Américains et traversé ici à la fois par les musiques sacrées du christianisme, les musiques tonales des époques prémodernes et par certaines avancées du langage musical contemporain.

Inutile d'ajouter que cette Troisième Symphonie, construite sur trois mouvements lents, incantatoires, magnifiquement plaintifs, sied parfaitement à cette esthétique.

Le premier mouvement (Lento-sostenuto tranquillo ma cantabile) s'amorce par un prélude orchestral enchaîné par une complainte inspirée des Chants de Lysagora qui remontent au XVsiècle. Ces chants sacrés évoquent l'amour maternel de la Vierge Marie pour le fils de Dieu, ce qui est tout à fait conforme au catholicisme fervent du compositeur.

Le deuxième mouvement (Lento e largo -tranquillisimo) est une prière adressée à la Vierge Marie qui fut inscrite par une prisonnière, Helena Wanda Blażusiakówna, sur le mur de sa cellule dans le siège central de la Gestapo, à Zakopane, ville du sud de la Pologne.

Dans le troisième mouvement (Lento-cantabile semplice), la soliste chante le deuil d'une mère pour son fils ; le texte fut écrit dans un dialecte de la région d'Opole, également située dans la partie méridionale de la Pologne.

Quel est l'intérêt d'une exécution de cette oeuvre par une chanteuse autodidacte ?

Ç'aurait pu être un pétard mouillé, une de ces innombrables dilutions néo-classiques dont l'objet est de faire valoir une interprète populaire et vendre de la copie. Force est de constater qu'il n'en est rien. Bien au contraire, Beth Gibbons atteint un niveau d'interprétation exceptionnel sans modifier d'un iota son approche vocale.

La Britannique s'exprime ici dans un contexte absolument respectueux de l'esthétique góreckienne : orchestre symphonique polonais, direction assurée par nul autre que le compositeur et maestro Krzysztof Penderecki, monument de la musique contemporaine - dont l'OSM a interprété l'an dernier l'immense Passion selon saint Luc.

On a ici affaire à une exécution à la fois sobre, intense et recueillie de l'oeuvre, sans altérations apparentes afin de servir cette soliste somme toute extraordinaire.

Ronflant retour

Il a une voix soul poreuse, un charisme indéniable et des millions d'internautes à ses pieds depuis qu'il a largué la bombe Young Dumb & Broke en 2017. Si l'album American Dream, certifié platine aux États-Unis, s'avérait une entrée en matière tout à fait respectable pour le jeune Texan alors âgé de 19 ans, la suite, Free Spirit, se devait de proposer une signature artistique plus marquée. C'est raté. Le musicien a concocté un album de bonne tenue, plat et sans risque, fait sur mesure pour se faufiler dans le Billboard puis se faire oublier le temps de crier Better. Au menu, sur des rythmes midtempo R&B : des réflexions sirupeuses sur les insécurités sentimentales d'un jeune vingtenaire. « I'm in pain, but I'm to blame, to end this fight, I have to change » (Twenty One). Parmi cette collection de tubes interchangeables, quelques bons coups : le funk vibrant de Paradise ou encore le groove de Talk, propulsé par le duo électro britannique Disclosure. En outre, la guitare électrique de John Mayer échoue à sauver Outta My Head de l'ennui. C'est peut-être ce dernier mot qui résume le mieux la somme des 17 pièces et la longue heure passée en compagnie de Khalid.

- Charles-Éric Blais-Poulin, La Presse

L'énigme PNL

Phénomène archipopulaire et clivant dans l'Hexagone, le duo PNL a une nouvelle fois « désorbité » la planète rap par la force d'un quatrième album, Deux frères. C'est que les frérots Ademos et N.O.S., aussi jaloux de leur image que de leur indépendance, dérangent avec leurs pas-de-voix - merci Auto-Tune, vocodeur et autres tarabiscotages -, leur cloud rap tendance emo et leur antimarketing à faire rougir n'importe quel étudiant au MBA. Sur ce présent effort, les ambassadeurs du Peace N' Lovés (« paix et argent » en argot) lâchent un peu les rues de la cité des Tarterets et leurs drogues pour toucher à l'universel, avec fragilité et humilité : « J'suis bon qu'à écrire des textes de merde », « Je chante pas, j'fais du PNL ». Avec un langage codé et de nombreuses références à la culture populaire (mangas, films d'animation, etc.), les frangins savent porter la plume dans la plaie : leur coeur fond souvent, dégouline parfois. On connaissait déjà l'intense À l'ammoniaque et ses guitares ibériques ; on assiste à une mise à nu conséquente au fil de l'album (Deux frères, Kuta Ubud, La misère est si belle), sur des beats électroniques en dents de scie. À l'image de l'affreuse pochette, la musique de robot de PNL nous obnubile autant qu'elle nous repousse. Entre les deux camps, notre coeur balance...

- Charles-Éric Blais-Poulin, La Presse

Fransassionnel !

Bastion

Ponteix

1 2 3 Go Label

Quatre étoiles

Ponteix est un petit bled des Prairies canadiennes ; c'est aussi le nom d'un groupe des plus prometteurs, piloté par le Fransaskois Mario Lepage, originaire de Saint-Denis, près de Saskatoon. Comme on l'a déjà observé à l'écoute de J'orage, très bel EP paru en 2016, Ponteix étonne par sa profondeur musicale vu l'éloignement culturel de son créateur central... et vu notre ignorance face à ce qui se chante en français, 3000 km à l'ouest de Montréal. À l'évidence, les chansons de Mario Lepage révèlent une richesse harmonique, des patrons mélodiques variés, des mesures composées, d'excellents arrangements aux multiples souches stylistiques - prog, psychédélique, indietronic, jazz-fusion, etc. Les compositions de Ponteix sont amples, on y ressent les vastes espaces où évolue leur concepteur. Voilà le trip sonore d'un musicien très talentueux, avec qui travaillent Adam Logan (guitare et synthétiseur) et Kyle Grimsrud-Manz (batterie et programmation). Côté réalisation, prise de son et mixage, Mario Lepage s'est adjoint les services de Fred Levac ; Anique Granger et Louis-Jean Cormier lui ont prêté main-forte côté textes - très majoritairement écrits en français. Bastion n'est pas un chef-d'oeuvre de poésie chansonnière (quoique très efficace phonétiquement), mais illustre fort bien la condition intrinsèque des francophones des Prairies, leur étonnante ouverture sur le monde et sur l'époque actuelle. Fransassionnel !

- Alain Brunet, La Presse

Le sexe fort

En 2015, Sarahmée confirmait sa pertinence dans le rap québécois avec Légitime. Son empreinte est désormais Irréversible, annonce-t-elle sur un second album aux forts accents pop et afrobeat. L'entrée en matière, sur une trap gentille, pose les bases d'un rap féministe, à défaut d'être féminin. « Maintenant je retourne le game, je ne suis plus le sexe faible, ils attendaient ma venue comme celle d'un prophète. » Ponctué de sonorités latines et africaines - grappillées notamment dans le Dakar natal de la Québéco-Sénégalaise -, l'album se veut d'abord un appel à la fête et à la danse. En fait foi l'accrocheuse Freedom, aux airs arabisants et au refrain « addictif ». Autour de la « queen » : non seulement les confectionneurs de beats Tom Lapointe et Diego Montenegro, mais aussi les « partenaires de rimes » Nix, Tizzo et Souldia. Ce dernier, porte-voix du street rap, n'a jamais autant chanté que sur Fuego, contre-emploi qui tire le sourire. Sous le couvert de rythmes légers, les textes frontaux, livrés avec fougue, se portent garants de la diversité ethnique (Abla Pokou, Ma peau) et de l'affirmation féminine (T'as pas cru, Le cercle se rétrécit, Mogo). Malgré quelques pièces plus génériques, pas de doute qu'Irréversible renforce la crédibilité de Sarahmée dans la très compétitive rap game québécoise.

- Charles-Éric Blais-Poulin, La Presse