(Stockholm) L’Académie suédoise osera-t-elle un choix ouvertement politique ? Le prix Nobel de littérature, décerné jeudi, pourrait opter pour un écrivain qui porte haut la liberté d’expression, selon les experts.

Les noms de la femme de lettres russe et opposante au Kremlin, Lioudmila Oulitskaïa, avec ses romans épiques de tradition steinbeckienne, ou encore Salman Rushdie, le célèbre écrivain britannique poursuivi par une fatwa et victime d’un grave attentat en août 2022, reviennent dans les prédictions.

L’Académie suédoise pourrait aussi, comme elle est encline à le faire, récompenser une plume moins connue du grand public comme l’écrivaine chinoise avant-gardiste Can Xue.

Choisir Oulitskaïa prouverait que « la littérature reste libre face à la politique » en mettant en avant la littérature russe malgré la guerre en Ukraine, estime Lisa Irenius, cheffe du service culturel du quotidien Svenska Dagbladet.

Ce serait l’occasion de distinguer une autrice exilée en Allemagne et qui aime tenir tête au pouvoir russe : l’Académie enverrait « un message très politique », estime pour sa part Björn Wiman du journal Dagens Nyheter (DN).

Lui pense que l’œuvre autobiographique de l’Américano-Antiguaise Jamaïca Kincaid a ses chances cette année, mais il se réjouirait de voir Salman Rushdie récompensé : « Il serait temps qu’il gagne, si c’est le cas, je tirerais mon chapeau à l’Académie », car cela saluerait la liberté d’expression, dont l’auteur est, pour beaucoup, l’incarnation.

Depuis le scandale #metoo qui a secoué l’Académie en 2018, suivi de la controverse qu’avait provoquée l’attribution de la récompense à l’écrivain autrichien Peter Handke en raison de sa défense des Serbes pendant les guerres des années 1990 dans les Balkans, le cénacle tente de faire peau neuve.

L’an dernier, la récompense était revenue à Annie Ernaux, auteure française d’une œuvre racontant l’émancipation d’une femme aux origines modestes, devenue, malgré elle, une icône féministe.

Et l’édition précédente avait sacré le romancier britannique Abdulrazak Gurnah, né à Zanzibar, qui explore les tourments de l’exil, l’anticolonialisme et l’antiracialisme.

« Ces dernières années, il y a une plus grande conscience autour du fait qu’on ne peut pas rester dans une perspective eurocentrée, qu’il faut plus d’égalité, que le prix reflète son époque », dit Carin Franzén, professeure de littérature à l’université de Stockholm.

Cela fait écho à la nouvelle composition de l’Académie, dont la quasi-moitié des membres ont été renouvelés depuis le Nobel remis à Handke, souligne le rédacteur en chef culturel de DN. « Elle a changé d’image », explique-t-il.

« Impensable »

PHOTO TIMOTHY A. CLARY ET D DIPASUPIL, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

L’écrivain britannique Salman Rushdie et l’écrivain norvégien Jon Fosse

N’hésitant pas à se frotter à la critique, plusieurs de ses membres, auteurs, philosophes ou encore professeurs, sont très engagés dans le débat sociétal, organisent des colloques sur la liberté d’expression et l’égalité, et publient des tribunes dans la presse suédoise.

« Impensable il y a cinq ans », affirme Björn Wiman.

La poétesse iranienne Jila Mossaed, siège numéro 15 de l’Académie, a ainsi pris position contre le régime iranien et vante la qualité littéraire de l’œuvre du poète syrien Adonis, pressenti depuis plus de dix ans pour le Nobel.

« Mais il reste toujours très difficile de deviner et savoir » comment réfléchissent les membres de l’Académie, souligne Lina Kalmteg, journaliste littéraire à la radio nationale suédoise.

Les délibérations du jury sont sous scellés pendant 50 ans.

D’autres nobélisables « habituels » reviennent dans les listes des critiques, comme le Roumain Mircea Cărtărescu, les Hongrois Péter Nadas et Laszlo Krasznahorkai, ou encore les Français Michel Houellebecq ou Maryse Condé.

Ce traditionnel jeu de prédiction du Nobel de littérature s’essouffle cependant.

« Au vu de la promesse de l’Académie de s’ouvrir sur d’autres zones géographiques, je crains que nous n’ayons à terme pas les connaissances nécessaires pour “bien deviner”, même avec un doctorat en littérature », avance Victor Malm, rédacteur en chef culture du tabloïd Expressen. Lui table cette année sur les Norvégiens Jon Fosse ou Dag Solstad.

Pour honorer sa promesse, l’Académie suédoise consulte des experts externes afin de comprendre la portée exacte d’œuvres venant d’autres horizons.

En attendant, les chiffres racontent une autre histoire.

Depuis la création du prix, seules 17 femmes ont obtenu le prestigieux prix littéraire, sur un total de 119 lauréats. Et pour 16 lauréats français, un auteur de langue arabe a été distingué : Naguib Mahfouz en 1988 (Égypte).