« Prendre un sujet, le tourner de tous les bords, l’interroger de toutes les manières, puis se dire à la fin qu’on n’a pas trouvé de réponse, avant, c’est quelque chose qui me gossait », se souvient Jean-Philippe Pleau en riant de ce qui, au contact de Serge Bouchard, est devenu pour lui un modus operandi, presque un art de vivre. Au temps de la pensée pressée, son premier livre, célèbre ce « sport de combat sans gagnant ni perdant » qu’est réfléchir.

Des intellectuels ? Il en existe encore sur les ondes publiques, n’exagérons rien, bien qu’ils semblent de plus en plus confinés au rôle de spécialistes, appelés à commenter une situation précise. Tout le contraire de Serge Bouchard, qui avait certes ses dadas mais qui, en bon intellectuel tout-terrain, préférait toujours la route à la destination.

C’est à cette tradition que Jean-Philippe Pleau fait honneur dans Au temps de la pensée pressée, un recueil des éditos avec lesquels il conclut Réfléchir à voix haute, l’émission ayant succédé à C’est fou les dimanches soir sur les ondes d’ICI Première, depuis la mort de son ami en mai 2021.

« Tourner autour de nos sujets, les étudier, les traquer, et finir par les laisser filer, par crainte d’avoir trouvé la vérité », écrit-il au sujet de la démarche intellectuelle du mammouth laineux, désormais la sienne.

« Serge disait : “Moi, ce que j’aime, c’est l’immensité de l’à peu près” », ajoute Jean-Philippe Pleau en entrevue. Un parti pris n’ayant rien d’une manière de dédouaner les approximations d’une pensée confuse, mais plutôt de faire preuve d’humilité face aux grandes questions, auxquelles on ne soutire jamais toute leur sève, de toute façon. Si certains s’enorgueillissent d’être arrivés au « terminus de la pensée » (une expression de Mathieu Bélisle qui lui est chère), l’animateur préfère faire ronronner son moteur quelque part sur un chemin de travers.

Ce livre-là, je le vois comme une façon de donner suite à la conception du monde que Serge m’a transmise : chaque individu, chaque objet a une histoire à raconter, suffit de prendre le temps nécessaire.

Jean-Philippe Pleau

Au moment de convier des universitaires à son micro, le maître de cérémonie de ces « cabarets du soir qui pense » doit souvent apaiser leurs craintes de ne pas offrir de réponse précise et d’être bousculé par le chrono. « Si je pose la question de la semaine à quelqu’un et qu’il me répond : “Je ne sais pas”, pour moi, ça fait un excellent invité. Il existe un “Je ne sais pas” qui est plein de curiosité et qui permet ensuite de déplier sa pensée. Mais il faut avoir le temps de le faire. »

Honte d’avoir eu honte

Qu’il se désole que sa Drummondville natale ait été défigurée par un urbanisme de promoteurs immobiliers ou qu’il chante son affection pour la voix rassurante de Jacques Fabi, Jean-Philippe Pleau, sociologue de formation, considère toujours les objets de ses expériences de pensée avec un émerveillement — souvent joyeux, parfois mélancolique — pour les illusions et les rêves dont l’humain s’abreuve.

Mais là où l’élève a le mieux appris de son mentor, c’est dans sa capacité à faire dire davantage au petit fait vrai, parfois presque insignifiant, que ce que révèle le premier coup d’œil.

PHOTO OLIVIER JEAN, ARCHIVES LA PRESSE

Jean-Philippe Pleau et Serge Bouchard en mai 2017

Même lorsqu’il parle de sa propre trajectoire de transfuge de classe, Jean-Philippe Pleau sait aisément suggérer la dimension sociale, et non purement intime, de cette honte d’être arrivé tardivement à la vie des idées, qui l’a longtemps habité.

Une honte alimentée par la surprise trop souvent apparente sur le visage d’invités ou de collègues, incapables de concevoir qu’il n’est pas le fils de l’écrivain Michel Pleau, mais bien celui d’un homme qui a gagné sa vie dans une shop et dont la bibliothèque contenait pour seuls livres des catalogues.

Et maintenant, j’ai quasiment honte d’avoir eu honte. J’ai compris que ce dont j’avais eu honte est une force, que j’ai peut-être une vision du monde plus large, parce que j’ai un passeport pour ces deux mondes-là.

Jean-Philippe Pleau

Le deuil enraciné

De manière explicite ou implicite, Au temps de la pensée pressée se veut donc comme un tombeau pour Serge Bouchard, dont son jeune camarade confie, en souriant, ne pas avoir fait le deuil. Pas plus que celui de son ami Charles Plourde, réalisateur à Radio-Canada qui a été emporté par un cancer en 2019 à l’âge de 36 ans.

« Ces deuils-là ne seront jamais faits, et je ne cherche pas à les réussir. Serge le disait : nos morts, on les porte en nous, le temps enracine le deuil. Et pour moi, il y a quelque chose de beau là-dedans. »

Dès leur première réunion, en 2010, c’était comme si Serge et lui s’étaient toujours connus. « Ce n’était pas une rencontre, c’étaient des retrouvailles. On se préparait depuis longtemps à ce moment-là, sans en avoir conscience. En sortant de cette réunion, on savait qu’on serait ensemble jusqu’à la fin. Et c’est ce qui s’est passé. »

Au temps de la pensée pressée

Au temps de la pensée pressée

Lux

232 pages