On peut juger du degré d'un tabou par le malaise qu'il suscite. Parler de certaines pratiques, comme la fellation ou la masturbation, ne fait plus rougir personne. On rigole des histoires de fétichisme et de bonding. Mais si on aborde la sodomie, la réaction est plus gênée. Le sujet est pourtant de plus en plus à la mode: il est même sorti de la niche de la littérature érotique pour apparaître dans la littérature «grand public». En 2012, au moins quatre romans publiés au Québec ont décrit explicitement des scènes de pénétration anale entre des hommes et des femmes.

«C'est vrai que c'est nouveau, je n'avais pas vu ça avant, en tout cas. Ou bien c'était évoqué de façon lointaine», dit Élise Saulen, professeure de français au Collège de Sherbrooke, qui a étudié 97 romans publiés avant 2002 pour rédiger sa thèse de doctorat sur l'érotisme dans la littérature québécoise. Selon elle, la sodomie devient un nouveau lieu de transgression dans un monde où «voir une relation sexuelle entre un homme et une femme, c'est comme prendre un café le matin.» «Alors, qu'est-ce qui reste? La porte d'à côté!»

Professeur de littérature érotique à l'UQAM et grand connaisseur de culture populaire, Antonio Dominguez Leiva raconte avoir vu récemment des scènes de sodomie dans Games of Thrones, une série télé grand public diffusée à HBO. Il estime que cela en dit long sur notre époque, mais qu'il serait «trop facile» de parler simplement d'une banalisation de la pratique pour expliquer le phénomène. «C'est une façon d'insister sur la bestialité du désir, d'en renouveler la mythologie. Ce qui est en train de se passer, cela fait nécessairement partie d'une bonne baise. Ça devient le nec plus ultra et ceux qui ne le font pas ont l'air coincés.»

Les Français, note-t-il, sont d'ailleurs devenus «les champions de la sodomie» en littérature. «Il faudrait maintenant demander aux femmes ce qu'elles en pensent», lance Isabelle Boisclair, prof de littérature à l'Université de Sherbrooke. Elle trouve bien dommage que, sous prétexte de «détabouisation, déculpabilisation, désacralisation et dédramatisation», on n'arrive pas à se sortir de cette imagerie issue de la porno, axée sur l'orgasme masculin et saturée de rapports de domination/soumission. Antonio Dominguez Leiva rappelle d'ailleurs que dans la littérature gaie, la sodomie est la manière de séparer les «actifs» des «passifs». «Les femmes se retrouvent avec une obligation de jouissance», ajoute-t-il.

Isabelle Boisclair ne s'intéresse pas à ce qui se passe dans la chambre des gens. Mais la symbolique, particulièrement dans les rapports de genre, est son domaine de prédilection. «En général, la sodomie traduit un fantasme de domination. Ce qui m'intéresse, c'est: «est-ce que la femme s'exprime? Que veut-elle? Est-ce que ça se fait à deux?» Souvent, il y a une certaine complaisance dans les rôles.»

Inéquité

Deux romans présentant de telles scènes ont été publiés chez la sérieuse maison d'édition Boréal: Charlotte before Christ, d'Alexandre Soublières, et Chambres noires, de Nicolas Charette. L'éditeur Jean Bernier assure que la question ne s'est même pas posée. «Chez Nicolas Charette, c'est plus l'aspect de la violence, dont la violence sexuelle, qui nous a fait nous interroger. Il fallait que ce soit soutenu par un véritable projet littéraire, ce qui est le cas. Nous avons d'ailleurs récemment refusé un manuscrit qui allait très loin dans les scènes de sexe, mais qui ne fonctionnait pas au niveau littéraire.» Jean Bernier ajoute que Boréal veut donner plus de place à des univers masculins, et que le fantasme de la sodomie en fait probablement partie.

Bien sûr, Soublières, Charette et les autres n'ont rien inventé: il y a eu de grands «transgressifs» dans l'histoire de la littérature, de Sade à Genet en passant par Bukowski. Histoire d'O et Lady Chatterley ont fait de cette pratique un rite initiatique. Mais il reste une «iniquité entre les sexes», croit Élise Saulen. Ces scènes ont chez les hommes une valeur exploratoire, de liberté et d'épanouissement. «Quand c'est chez les femmes, comme Virginie Despentes, le scandale revole sur les murs.»

La sodomie reste un fantasme masculin qu'on ne retrouve pas vraiment chez les auteurs féminins, ajoute Élise Saulen. Un fantasme de plus en plus nourri par l'internet, véritable «buffet garni» en matière de sexualité, croit Caroline Allard, auteure de Pour en finir avec le sexe. «Pourquoi le sexe anal serait-il plus populaire que le reste? À mon avis, je dirais que c'est parce c'est une des expérimentations qui est accessible dans une configuration «deux partenaires consentants».»

Reflet de la société?

«Ce n'est pas parce qu'on le voit sur l'internet qu'on fait la même chose dans la vie», tient à nuancer le sociologue de la sexualité Michel Dorais, qui rappelle aussi qu'il s'agit d'un concept «vieux comme le monde». L'auteur de La sexualité spectacle souligne surtout que cet acte est interdit par les trois grandes religions, et qu'il a été illégal pendant longtemps. «Jusqu'en 2003, dans certains États des États-Unis, c'était passible de prison!»

Selon les études sur les pratiques sexuelles, de plus en plus de gens affirment pratiquer la sodomie. «Mais est-ce que ça veut dire qu'ils le font plus qu'avant? demande Michel Dorais. Tout le monde le fait ou on en parle plus?» Ce qui est clair, c'est que dans les plus récentes études aux États-Unis et en France, de 40 à 45% des répondants hétérosexuels disent l'avoir essayé au moins une fois. Et environ de 10 à 15% la pratiquent régulièrement. «C'est seulement le double chez les homos. Donc, l'écart n'est pas si grand que ça», précise Michel Dorais.

Reste à savoir si la pratique est «appréciée», un chiffre qui tourne autour de 10% chez les hétérosexuels. «Pour certains, c'est vu comme un rapport de domination. Pour d'autres, au contraire, c'est une manière totale de se livrer qui demande une grande relation de confiance. Chaque couple lui donne son sens.»

Selon Michel Dorais, les artistes sont le reflet de leur société, souvent légèrement à l'avant-garde. «Leur rôle est de repousser les limites. Et puis on ne réécrit pas deux fois la même chose, il faut aussi de la nouveauté. Les gens ont tout vu, tout lu, les surprendre devient de plus en plus difficile.» Mais pour Élise Sauren, ce courant ressemble plus à un effet de mode qu'à un véritable choix littéraire: «Ça montre surtout que le seuil de tolérance est en train de bouger.»