Depuis que l'ingénue Anastasia Steele a fait l'offrande de sa virginité au milliardaire sado-maso Christian Grey, des millions de lectrices ont, elles aussi, perdu leur innocence. En août dernier, Fifty Shades of Grey, trilogie érotique de la Britannique E.L. James, est devenue le plus grand best-seller britannique de l'histoire, volant ce titre à Dan Brown et son Code Da Vinci. Ce week-end, les Québécoises pourront mettre la main sur la traduction française des Cinquante nuances de Grey. Cèderont-elles à la fièvre de la porno pour mamans?

Dans le métro, sur la plage, au café, dans la salle d'attente du dentiste, pendant l'exercice de soccer du petit dernier, on ne se cache pas pour dévorer ce roman d'abord né dans l'anonymat de l'internet.

Va pour les lectrices du monde anglo-saxon. Mais l'histoire d'amour bourrée de clichés entre le milliardaire et l'ingénue happera-t-elle les francophones, initiées depuis longtemps à l'érotisme littéraire par Histoire d'O, les romans d'Alina Reyes et Françoise Rey, les récits hard de Nelly Arcan, Catherine Millet et Virginie Despentes?

Spécialiste de la littérature érotique, Lori Saint-Martin est persuadée que les lectrices d'ici feront la queue pour avoir un exemplaire du roman d'E.L. James. «Les grands succès américains marchent au Québec. Et je pense que cela va toucher certaines cordes sensibles ici comme ailleurs. C'était le cas pour Twilight, qui aurait pu faire rire un peu, avec son puritanisme mormon. Mais cela a très bien marché, même si on aime se dire plus raffiinés, plus latins, plus passionnés...»

Selon l'auteure et traductrice, on peut lire Fifty Shades of Grey comme un roman érotique ou comme une oeuvre pour femmes, où l'intrigue repose beaucoup sur l'identification à la personnalité de l'héroïne. Fifty Shades of Grey est passionnant, résume Lori Saint-Martin, qui compare ce genre d'ouvrage à «un polar qui nous captive pendant plusieurs heures et nous permet d'oublier le monde autour». «Harlequin, qui a quand même eu des millions de lectrices, est resté un peu bas de gamme, un peu cheap. Avec ses belles couvertures, Fifty Shades of Grey apporte un peu de prestige au genre», dit-elle.

Nouvelle Cendrillon?

«Je ne pense pas que les boules chinoises soient bientôt en rupture de stock dans les boutiques érotiques du Québec», ajoute Claudia Larochelle, en référence à la mise en marché de produits dérivés inspirés de Fifty Shades of Grey. Lingerie, musique citée dans le roman, menottes, bijoux... Sur Amazon, les fans de la série peuvent trouver de quoi décorer leur donjon et transposer dans la vraie vie les fantasmes racontés dans la trilogie.

À l'instar de la lectrice québécoise, qu'elle qualifie de «très curieuse», l'animatrice de la nouvelle émission Lire à ARTV prévoit parcourir le roman pour voir de quoi il retourne. Ses compatriotes seront-elles aussi émoustillées que les centaines de lectrices qui ont dévoré la série sur les plages du Maine? Claudia Larochelle en doute.

«On sent que les Américaines ont eu l'impression de transgresser une loi, d'enfreindre un tabou. Par contre, les Québécoises ont une ouverture d'esprit et une aisance héritées de notre côté européen. Depuis longtemps, nous avons l'habitude de lire des romans un peu pimentés.»

Pendant ce temps, la librairie Indigo, au centre-ville de Montréal, se prépare à combler de joie les nombreuses lectrices qui réclament depuis des mois la traduction française. Le gérant, David Durocher, reconnaît que les lectrices francophones en ont vu d'autres.

«La littérature anglo-saxonne est plus pudique», dit-il. «Le lectorat (en majorité féminin) de Fifty Shades est vraiment diversifié. Le roman attire autant de jeunes femmes tout juste sorties de l'adolescence que des dames âgées. Et on le lit de toutes sortes de façons: certaines en rient et d'autres sont vraiment passionnées.»

Harry Potter aurait-il enfin trouvé un rival à sa mesure?