C'est compliqué, l'engagement. En fait, qu'est-ce que c'est? Ce mois de décembre est tout indiqué pour se poser la question. C'est le mois de la guignolée, de ces nombreux organismes qui vous sollicitent en pleine période de consommation où nous sommes tous moralement vulnérables. Et pendant ce temps, il y a des artistes qui montent au créneau contre le projet de loi C-32, d'autres qui prêtent leur nom à une campagne pour un moratoire sur le gaz de schiste, ou contrer l'intimidation à l'école, et la pétition web contre le gouvernement Charest continue de recueillir des noms.

Je comprends parfaitement le citoyen ordinaire d'être perdu dans tant de causes, tant d'appels à la solidarité, à la mobilisation. On se fait tellement sensibiliser qu'on en devient insensible. On s'adresse trop au coeur et pas assez à la tête, aussi.

La polémique entourant les Prix littéraires Archambault, desquels Gil Courtemanche a retiré sa nomination en appui aux employés en lock-out du Journal de Montréal, m'a fait sortir de ma bibliothèque un livre dont l'introduction m'avait frappée: La destitution des intellectuels de Yves Charles Zarka, philosophe et professeur français, chez PUF.

«Pour dire en quelques mots cette destitution: l'intellectuel était traditionnellement un auteur (romancier, poète, philosophe, savant ou autre) que son oeuvre dotait d'une autorité spirituelle susceptible de donner du poids à ses propos et à ses interventions comme citoyen dans la cité: interpellation du pouvoir, appel de celui-ci à la responsabilité, à la justice ou au droit, appel à l'opinion publique sur une question grave, mais ignorée, etc. C'était un citoyen auquel son oeuvre donnait une autorité, parfois considérable. Aujourd'hui, l'intellectuel est devenu un histrion sans oeuvre ni autorité, mais doté d'une place dans des réseaux de pouvoir pour se maintenir dans la visibilité médiatique. Agis de telle sorte que tu continues à être visible! Tel est son impératif catégorique, la loi qui commande ses faits et gestes.»

Par son travail de journaliste, ses romans et ses essais, Gil Courtemanche est un intellectuel. Un «esti d'intellectuel», comme l'écrivait Wajdi Mouawad dans Le Devoir des écrivains, dernièrement... Sa décision de se retirer avec fracas des Prix littéraires Archambault est noble. Est-ce que cela signifie que les autres finalistes qui ne l'ont pas suivi dans ce geste ont tort? Non. Pour moi, c'est limpide.

Mais on a prêté toutes sortes d'intentions viles à Gil Courtemanche. Il n'avait aucune chance de gagner, et frustré, il aurait voulu attirer l'attention sur lui en faisant cette sortie la veille de l'annonce des finalistes, qu'il aurait pris en otages en les forçant à prendre position dans un conflit qui ne les concerne pas, etc. De plus, ce serait un «nanti» des lettres, qui peut se permettre ce coup d'éclat, ayant connu la renommée et les prix... Alors que c'est précisément cette renommée et cette cohérence dans sa carrière qui donnent du poids à son action, qu'il n'était pas obligé de faire.

Il a de l'autorité, Gil Courtemanche, mais il ne représente pas le pouvoir. Il l'affronte, ce qui est très différent. Différent d'une vedette qui prête sa renommée à une bonne cause. La vedette fait ainsi preuve de générosité, de partage, et c'est très bien - je ne fais pas partie des cyniques qui croient que les vedettes font ça pour leur capital de sympathie - mais en aucun cas, elle ne se met en danger.

Je comprends qu'on puisse ne pas vouloir se prononcer dans ce conflit. En revanche, ce que je comprends moins, c'est qu'en refusant d'y participer, on se permette quand même d'attaquer les rares personnes qui osent prendre position. Quebecor n'a même pas à sévir, puisque d'autres le font à sa place. On aurait pu se taire, mais on préfère salir un geste louable, un geste de solidarité, ce qui est incompréhensible pour moi.

Il est vrai que ce genre de geste nous remet en question, c'est sa fonction irritante. J'ai eu honte d'avoir acheté un livre de cuisine chez Archambault l'autre jour, sans y penser. Moi, journaliste, qui devrait bien plus que les écrivains être concernée par le lock-out au Journal de Montréal. Je n'ai pas eu envie de me justifier et d'attaquer en retour Gil Courtemanche, mais de le remercier de m'avoir rappelée un peu à l'ordre, de me faire réfléchir. Et cela m'a fait retrouver cette pensée de mon cher prince de Ligne: «Qu'il est admirable, selon moi, d'admirer! Si je trouve quelque chose qui mérite de l'être, je m'empresse d'autant plus, qu'il paraît par là que je relève mon existence. Je suis glorieux de ce qu'un de mes semblables a fait une grande chose.»