Si Manuel Mathieu s’est d’abord distingué en Europe, en Asie et aux États-Unis, 2020 sera sa première grande année montréalaise. Le peintre haïtien de 33 ans aura droit à son premier solo muséal, au Musée des beaux-arts de Montréal (MBAM), et à des expositions collectives au Musée d’art contemporain de Montréal (MAC) et à la Fondation Phi.
Le 6 janvier, Manuel Mathieu a écrit sur Instagram « Making art with the same urgency that the world is destroying itself ». Actuellement en résidence en Allemagne, il dit avoir été très perturbé par l’actualité internationale. Les incendies en Australie, l’intervention américaine en Iran, l’avion ukrainien abattu à Téhéran, la crise politique et sociale en Haïti…
« Le bordel en Haïti, ça me révolte, car je sais physiquement ce que ça signifie », dit l’artiste haïtien arrivé au Québec en 2005, pour étudier et rejoindre sa grand-mère Marie-Solange Apollon qui avait fui auparavant la dictature Duvalier. « Mais quand je vois en plus la destruction de notre écosystème qui va être de plus en plus violente, je me sens impuissant. »
Ces réflexions ont induit un sentiment d’urgence à Manuel Mathieu qui a adopté une nouvelle piste créative. De la même manière qu’à la suite du traumatisme qu’il avait subi en 2015 lors d’un accident de la route, sa perception et sa démarche avaient changé.

PHOTO WOLFGANG FOLMER, FOURNIE PAR L’ARTISTE
Frontiers, 2019, Manuel Mathieu, techniques mixtes, 200 cm x 190 cm.
L’art étant un résidu de sa pensée, dit-il, l’effacement, la disparition et la sédimentation de sa mémoire fondent sa peinture. Depuis quelque temps, il travaille ainsi avec le feu, du tissu, du silicone, de la poussière et de l’encre. La matérialité de sa toile Frontiers tranche ainsi avec ce qu’il avait peint auparavant.
« Avec le feu et le tissu, il y a moins de couleurs dans mes tableaux, dit-il. Je suis en train de diminuer des éléments pour aller au fond des choses. J’ai aussi décidé de ne pas créer avec ma tête, mais avec mon intuition, mon corps, mes gestes. Pour que les choses me soient révélées. »
Créer parmi les créateurs
Manuel Mathieu a beaucoup créé à l’Académie Schloss Solitude, près de Stuttgart, où il habite avec une soixantaine d’artistes du monde entier. Des poètes, des écrivains, des cinéastes, etc. Un milieu de vie nourrissant pour celui qui s’abreuve à l’histoire, à la culture et à la spiritualité, notamment de son pays d’origine, « se laissant imprégner par les choses ».

PHOTO STAATLICHE SCHLÖSSER UND GÄRTEN BADEN-WÜRTTEMBERG, ACHIM MENDE, FOURNIE PAR LE CHÂTEAU DE SOLITUDE
Le Château de Solitude, près de Stuttgart, qui abrite l’Académie Schloss Solitude, où Manuel Mathieu effectue une résidence artistique pendant sept mois
Son année 2019 a été occupée. Premier solo en Chine, où il a tout vendu ou presque. Art Basel, Art Brussels, Draw Art Fair, à Londres, une résidence en Californie chez la collectionneuse Pamela Joyner, une expo collective (encore en cours) au Pérez Art Museum, en Floride, une autre, Over My Black Body, à la Galerie de l’UQAM, et sept mois en Allemagne !
Tendre la main
Le diplômé de l’UQAM et de la Goldsmith’s University of London s’est aussi occupé, l’an dernier, du Fonds Marie-Solange Apollon, qu’il a créé au MBAM pour permettre au musée montréalais d’acquérir des œuvres d’artistes québécois et canadiens sous-représentés. Manuel Mathieu a investi 25 000 $ dans ce fonds et est allé chercher d’autres bienfaiteurs, dont Geneviève Clermont, Michael St. B. Harrison, Lilian Mauer et Michael D. Penner.
« Mon objectif était de mettre de l’avant les artistes, dit-il. Je ne viens pas d’une famille riche et je n’ai pas de garantie salariale, comme un avocat ou un docteur. Mais c’est une initiative qui parle de mes valeurs. »

PHOTO LEILA ZELLI, FOURNIE PAR LE MBAM
Le chant des oiseaux, 2019, Leila Zelli (née en 1981), vidéo numérique et animation. MBAM, achat Fonds Marie-Solange Apollon.
Le musée a ainsi pu acheter une première œuvre grâce à ce fonds, soit le vidéogramme Le chant des oiseaux, de Leila Zelli, une artiste d’origine iranienne arrivée au Canada en 2004.
« Je voudrais que ce fonds permette d’acquérir trois œuvres par an et que, dans 20 ans, il n’y ait plus d’artistes sous-représentés dans la collection du MBAM. »
Il poursuivra la quête de cet objectif quand il reviendra à Montréal ce printemps puisque les projets s’y sont multipliés ces derniers temps. Il a décidé de rester encore un peu dans la métropole, lui qui prévoyait changer de lieu de résidence.
Le grand retour
Son gros coup de l’année 2020 émane du Musée des beaux-arts de Montréal. Sa directrice, Nathalie Bondil, lui offre son premier solo muséal. Du 25 avril au 13 septembre, il y exposera une vingtaine de peintures inédites.
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PHOTO GUY L’HEUREUX, FOURNIE PAR L’ARTISTE
The death of Kandinsky 2, 2019, Manuel Mathieu, 72 po x 68 po
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PHOTO GUY L’HEUREUX, FOURNIE PAR L’ARTISTE
The kiss-Jungle fever, 2019, Manuel Mathieu, techniques mixtes, 72 po x 68 po
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PHOTO GUY L’HEUREUX, FOURNIE PAR L’ARTISTE
Imaginary Landscape, 2019, techniques mixtes, 75 po x 68 po
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PHOTO WOLFGANG FOLMER, FOURNIE PAR L’ARTISTE
Portrait, 2019, Manuel Mathieu, techniques mixtes, 40 cm x 40 cm
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PHOTO GUY L’HEUREUX, FOURNIE PAR L’ARTISTE
The Gardner/Mané, 2019, Manuel Mathieu (1986-), techniques mixtes. Récemment acquis par le MNBAQ.
« Il y aura de grands tableaux et une installation, dit-il. J’essaie de nouvelles choses. Je ne veux pas m’enfermer dans une espèce de complaisance. »
À l’invitation de la commissaire Cheryl Sim, il sera aussi de l’expo collective Relations : la diaspora et la peinture, présentée à la Fondation Phi, avec d’autres artistes tels que Rick Leong, Moridja Kitenge Banza ou encore Hajra Waheed.
« En juin, je ferai aussi partie, au MAC, d’une expo de groupe que préparent [les conservateurs] François LeTourneux et Mark Lanctôt, dit-il. Avec une trentaine d’artistes installés au Québec. Un clin d’œil à la visibilité des artistes d’ici. Ensuite, je ferai une exposition d’œuvres sur papier à la galerie Hugues Charbonneau. »

PHOTO WOLFGANG FOLMER, FOURNIE PAR L’ARTISTE
A remarquable entrance, 2019, Manuel Mathieu, techniques mixtes, 180 cm x 160 cm
Déjà affilié à trois galeries, à Londres, Chicago et Bruxelles, Manuel Mathieu vient de signer avec Hugues Charbonneau qui le représente désormais au Canada. Le galeriste montréalais a été d’une grande aide pour favoriser l’acquisition par le Musée national des beaux-arts du Québec de son œuvre The Gardner/Mané. Une œuvre convoitée en vain par une autre institution québécoise, glisse Manuel Mathieu.
Si sa notoriété grandit au Québec, l’artiste continuera d’être présent à l’extérieur. À commencer par New York. Il y expose en ce moment à la galerie Sargent’s Daughters, dans Lower East Side, en compagnie de la New-Yorkaise Rina Banerjee et de la Française Marie-Claire Messouma Manlanbien. Puis, au printemps, il exposera d’autres peintures à Knocke, en Belgique.
Mais il a hâte de revenir à Montréal…
« J’aime beaucoup Montréal, mais pendant longtemps, Montréal ne m’a pas beaucoup regardé, et je n’ai pas beaucoup regardé Montréal, dit-il. Je serai de retour pour cristalliser les bases en train d’y être créées. Cet été, je serai exposé dans les trois plus grandes institutions de la ville en art contemporain. Ce n’est pas rien ! Ça commence à bouillir ! »

PHOTO FOURNIE PAR L’ARTISTE
Manuel Mathieu, ici dans un restaurant montréalais, l’an dernier, aimerait casser son image d’artiste sérieux, nous a-t-il dit !