Un portrait réalisé à l'aide de l'intelligence artificielle a été adjugé pour plus d'un demi-million de dollars l'automne dernier. Des programmes sont déjà capables de composer de la musique et d'écrire des paroles de chansons. Les algorithmes sont-ils les artistes de demain?

Par la grande porte

C'est un véritable coup d'éclat: fin octobre, l'oeuvre d'un trio français baptisé Obvious a été vendue 570 000 $ (432 500 $US) par Christie's. Presque 45 fois plus que l'estimation la plus optimiste, précise la maison d'enchères. Ce Portrait of Edmond Belamy, qui donne à voir un homme habillé à la mode du XIXe siècle comme on en croise dans les tableaux de Manet, n'est pas l'oeuvre d'un esprit humain: il a été créé par un algorithme. Aucun de ses trois créateurs ne sait d'ailleurs manier le pinceau. Pierre Fautrel, Hugo Caselles-Dupré et Gauthier Vernier savent par contre jouer avec la technologie. Après avoir gavé un ordinateur de 15 000 portraits datant du XVe au XXe siècle, ils lui ont demandé d'apprendre à en «peindre» à l'aide d'algorithmes.

Un scénario signé par l'IA

Le court métrage Sunspring a été écrit par une intelligence artificielle (IA). L'ordinateur avait d'abord analysé les scénarios de nombreux films de science-fiction dont Star Trek, Alien, 2001: l'odyssée de l'espace et The X-Files. Le résultat - décousu - est intrigant.

Jardinage numérique

Sandra Rodriguez, directrice de création en réalité virtuelle et sociologue des technologies numériques, explique que «l'intelligence artificielle n'est pas une technologie, mais un ensemble de technologies», allant du traitement de données à la reconnaissance d'objets en passant par les machines apprenantes. Plus qu'un simple outil, c'est pour elle «une façon de penser». Xavier Snelgrove envisage les choses de manière semblable. «L'art que je pratique consiste à comprendre ces nouveaux algorithmes, à voir ce qu'ils peuvent faire et permettent de faire, explique le créateur établi à Toronto pour qui la programmation elle-même relève de l'esthétique. J'aime dire que c'est comme le jardinage: tu prépares le terrain, mais les choses ne poussent pas toujours comme tu t'y attendais.»

Rajouter de la magie

L'artiste montréalais Daniel Iregui, dont l'exposition Cadres/Frames sera présentée à la maison de la culture Côte-des-Neiges du 14 mars au 14 avril, ne voit pas les choses ainsi. «Je ne suis pas intéressé par l'utilisation de l'intelligence artificielle pour créer du contenu», dit-il. Ces technologies lui servent à raffiner le calibrage les capteurs qui permettent à ses oeuvres interactives de cerner la présence et les réactions des spectateurs avec plus d'acuité. «Avec ces informations, j'arrive à mieux manipuler le contenu, explique-t-il. Mais l'essence [de l'oeuvre], ce n'est pas la technologie, c'est l'interaction.» En somme, il n'utilise pas l'IA pour créer du contenu, mais pour le bonifier, «pour rajouter de la magie».

«Je trouve fascinant de voir ce que je peux créer en collaboration avec une machine. C'est comme un tango: on crée les balises, mais on laisse aller aussi», explique Sandra Rodriguez, directrice de création en réalité virtuelle et sociologue.

PHOTO TIMOTHY A. CLARY, AGENCE FRANCE-PRESSE

Le Portrait of Edmond Belamy du collectif français Obvious a été créé par un algorithme.

L'avenir de l'art?

L'intelligence artificielle est-elle l'avenir de l'art? Robbie Barrat, programmeur et créateur américain, n'en doute pas une seconde. «L'intelligence artificielle sera l'un des plus grands mouvements artistiques de ce siècle», a-t-il déclaré au magazine Business week l'an dernier. Ce tout jeune homme - 20 ans à peine - parle de l'IA comme d'une discipline artistique au même titre que la peinture ou la musique. Réalisé alors qu'il était encore au secondaire, son premier projet a été d'apprendre à une machine à écrire des textes rap à la manière de Kanye West. Il crée désormais des vêtements, des sculptures et des tableaux, dont des portraits... Le collectif Obvious a beaucoup emprunté au code développé par ce jeune Américain, selon un long reportage publié par The Verge quelques jours après la vente chez Christie's.

Musique par ordinateur

Flow Machines, IA développée par Sony, a créé, dès 2016, une chanson à la manière des Beatles intitulée Daddy's Car. Le chercheur français qui pilotait ce projet a été recruté par... Spotify. Vous avez besoin de 22 secondes de piano mélancolique? L'algorithme de l'entreprise américaine Amper Music peut en concocter des dizaines sur mesure. Taryn Southern, ancienne candidate de l'émission American Idol, s'est d'ailleurs servie de cette IA pour composer un disque justement intitulé I Am AI. Son processus consiste, en résumé, à demander au programme de lui proposer des canevas qu'elle peut réarranger à son goût. Sa créativité entre en jeu dans ce travail de remodelage, un peu comme si elle collaborait avec des musiciens en chair et en émotions.

Machines ou artistes?

«Ce que j'aime de l'art, c'est que ça parle de nous et de notre époque», dit le galeriste Hugues Charbonneau. L'intérêt qu'on porte à l'intelligence artificielle incite, selon lui, à s'interroger sur ce qu'est l'art. «Il y a encore beaucoup d'humain dans [les créations réalisées à l'aide de l'IA], relève-t-il. Il y a un humain qui a le désir de faire une oeuvre en s'aidant de l'informatique et, à l'autre bout, un autre qui reçoit l'oeuvre. Ça va d'un humain à un autre, par la médiation de l'informatique. On n'est pas encore à l'étape où l'ordinateur crée l'oeuvre. Dans le fond, c'est un peu une illusion.» Le jour où le désir de créer viendra de l'algorithme lui-même, on pourra dire que les machines font de l'art, juge-t-il. «Ce qui manque, c'est encore l'émotion et l'intention humaines», croit aussi Sandra Rodriguez. «Les machines créent déjà des choses belles et complexes, juge Daniel Iregui, mais elles ont besoin qu'un être humain appelle ça de l'art.»

PHOTO FOURNIE PAR XAVIER SNELGROVE

Novelty 10b de Xavier Snelgrove