Avec Àbadakone, le Musée des beaux-arts du Canada (MBAC) présente, jusqu’au 5 avril, un portrait crédible de l’art autochtone contemporain international. Quelque 100 œuvres de 70 artistes du monde entier qui vont marquer l’histoire du MBAC tant l’exposition embrasse une nouvelle attitude.

Si une expo convainc en ce moment que le regard institutionnel porté sur les cultures autochtones a changé au Canada, c’est bien Àbadakone | Feu continuel. Pour sa deuxième expo internationale d’art autochtone contemporain, le MBAC a travaillé étroitement avec les Premières Nations et a insufflé un parfum d’harmonie communautaire inédit.

Le titre de l’expo a été choisi avec des aînés anishinaabés de la réserve Kitigan Zibi. Les commissaires d’Àbadakone, Rachelle Dickenson, Greg A. Hill (Mohawk de naissance) et Christine Lalonde, ont été conseillés par les conservateurs Candice Hopkins et Carla Taunton (spécialistes de l’indigénéité), Ariel Smith, artiste d’ascendance crie, et des autochtones d’autres pays.

PHOTO PATRICK WOODBURY, LE DROIT

Vivant à Kiruna, en Suède, l’artiste sami Fredrik Prost 
regarde un de ses tambours, exposé au MBAC.
 Les tambours samis traditionnels sont utilisés par des
 chamans samis pour communiquer avec le monde des esprits.

« Le musée a essayé d’assumer son rôle et ses responsabilités pour que l’exposition se fasse de la bonne façon, nous a dit Greg A. Hill, lors de la visite de l’expo. Cela a été un long processus de changement, mais l’institution a fini par instaurer une autre façon de dialoguer avec les artistes autochtones. »

Àbadakone, qui signifie « feu (qui) continue de brûler », suit les traces de Sakahàn (qui « allumait le feu »), la précédente expo d’art contemporain autochtone du MBAC, en 2013. Sakahàn présentait plus d’œuvres (150) de plus d’artistes, mais si elle oxygénait, enfin !, la maison artistique canadienne, Àbadakone a plus de substance et de portée.

PHOTO FOURNIE PAR LE MBAC

AKA, installation de Mata Aho Collective (Nouvelle-Zélande) en corde,
au Musée des beaux-arts du Canada, 2019. Collection du collectif © Mata Aho Collective

D’abord, l’expo est encastrée dans le musée avec des œuvres dans les aires communes, illustrant ce désir de rassemblement « toutes couleurs confondues ». Dès l’entrée du musée, la billetterie a été déménagée pour aménager l’installation du Sami Joar Nago, une bibliothèque architecturale qui ouvre bien le propos puisque les ouvrages que l’on peut y consulter portent sur le militantisme, le colonialisme et l’architecture indigène. 

Pour se rendre dans les salles d’exposition, on marche littéralement sur l’œuvre, imprimée au sol, de la Crie Joi T. Arcand, ᐆᑌᓃᑳᓅᕁ (ōtē nīkānōhk), qui sous-tend une revendication de reconnaissance des langues autochtones.

Àbadakone rassemble des œuvres unies par les concepts de continuité historique des narrations autochtones, d’interdépendance de l’humain avec les réalités terrestres et d’activation générée par les œuvres des artistes, notamment des performances.

PHOTO JUSTIN WONNACOTT, AVEC L’AUTORISATION DE LA CARLETON UNIVERSITY ART GALLERY

terre. respiration : performance de l’histoire collective des chemins foulés sur le territoire tahltan, de Peter Morin, performance présentée à la Carleton University Art Gallery, Ottawa, en 2018, avec carte trouvée, peau de chevreuil, tissu rouge, tuyau de cuivre, « os de l’âge de glace » et perlage de Judy Elk (Dakota). Collection de l’artiste.

L’expo sera en effet accompagnée en continu de plusieurs performances, dont celle de Maria Hupfield, qui a eu lieu le 18 décembre, et celle du Tahltan et Canadien français Peter Morin, qui se produira le 11 janvier. Sa performance terre. respiration abordera la question des terres autochtones et l’occupation par le MBAC d’un territoire colonisé.

D’autres artistes exposent des œuvres performatives. Rebecca Belmore accueille le visiteur avec une tente… en marbre, dans laquelle on peut se glisser. Une tente qui suggère celles des camps de réfugiés autour de la Méditerranée.

Dans une grande salle, Jeneen Frei Njootli, Yukonaise du peuple gwich’in, expose une grande photo de perlage imprimé sur sa peau, Transfert de connaissance III, avec un équipement de son placé à sa base. Elle effectuera en effet, le 23 février, une performance de dégradation de son œuvre, une action qui parlera de culture, d’histoire et de corps.

Son amie métisse Dayna Danger expose tout près Le masque de Jeneen, inspiré des masques des catcheurs mexicains, créé avec des perles, de la peau d’orignal et de la fourrure de caribou. Une création qui allie l’esthétique des deux artistes et qui montre que la continuité d’une tradition stylistique est parfois transformée par des apports extérieurs.

PHOTO LEONCE RAPHAEL AGBODJÉLOU, FOURNIE PAR LE MBAC

Sans titre, de la série Musclemen, 2013, Leonce Raphael Agbodjélou Goun (né en 1965, à Porto-Novo, au Bénin), épreuve à développement chromogène, 150 cm x 100 cm. MBAC.
Avec l’autorisation de la Jack Bell Gallery, Londres

C’est le cas avec la vidéo de Skeena Reece, Touch Me, sur le partage et l’empathie. Une relation intime dans une salle de bains entre l’artiste métisse et crie et la photographe canadienne non autochtone Sandra Semchuk.

Ce genre de dialogue interculturel s’est aussi produit entre l’Inuit Pierre Aupilardjuk et la Torontoise Shary Boyle pour des pièces de porcelaine, notamment Faire face, réalisée en 2016.

Intéressante installation que celle de la Micmaque Ursula Johnson, lauréate du prix Sobey en 2017. Des vitrines cubiques vides ont leurs parois gravées de dessins de paniers tissés par son arrière-grand-mère, Caroline Gould. Une œuvre sur la mémoire et, en même temps, une critique de la raideur des présentations muséales par rapport à la pérennité et au dynamisme évolutif de la vannerie.

PHOTO FOURNIE PAR LE MBAC

Nigik Makizinan-mocassins en loutre, 2014, Barry Ace (Anishinaabé né en 1958 à M’Chigeeng, en Ontario),
chaussures, fourrure de loutre, velours, composants électroniques, piquant de porc-épic synthétique,
peau de cerf de Virginie, feutre synthétique, perles en cuivre
et clochettes en laiton. MBAC. © Barry Ace

Les magnifiques mocassins en loutre de l’Anishinaabé Barry Ace intriguent avec leurs « effaceurs de traces » et les perles faites avec des composants électroniques. Ici, modernité et tradition suggèrent le basculement de notre civilisation avec les empreintes profondes de la technologie. Une œuvre astucieusement placée à côté d’un SOS en code morse de l’Inuvialuite Maureen Gruben, créé en poil d’ours polaire.

On retrouve avec plaisir la vidéo Transatlantic et les sphères Proximal de Caroline Monnet, vues l’an dernier à l’Arsenal.

PHOTO CAROLINE MONNET, FOURNIE PAR LE MBAC

Transatlantic (image fixe), 2018, Caroline Monnet (Algonquine et Française, née en 1985 à Ottawa), vidéo, 15 min. Collection MBAC. Avec l’autorisation de l’artiste.

L’installation Teiakwanahstahson-téhrha’/Nous tendons les perches, de Skawennati, exposée à Vox en 2017-2018, que l’on peut apprécier en français. Et les coussins de Catherine Blackburn (Dénée et Européenne), qui parlent de langues maternelles, exposés à La Guilde, l’an dernier. Des retrouvailles auxquelles on peut ajouter les œuvres de Zanele Muholi, Hannah Claus et Maria Hupfield, qui prouvent, s’il était besoin, combien l’art autochtone est souvent en vedette à Montréal…

L’exposition s’achève avec des vidéos (malheureusement sans sous-titres en français dans la capitale du Canada !), tout aussi intéressantes les unes que les autres.

Quelque 40 nations autochtones sont représentées dans cette expo qui célèbre la pertinence de l’art et des valeurs autochtones, mais aussi la prise de conscience des « Blancs » non seulement d’en faire état, mais surtout de les partager comme les fruits d’un bien commun.

Un vœu adéquatement illustré par la vidéo Oq Ximtali, du Maya Tz’utujils Manuel Chevajay, où des canots reliés entre eux avancent ensemble dans la même direction quand les coups de pagaie sont coordonnés, mais font du surplace dans le cas contraire…

Àbadakone | Feu continuel, au Musée des beaux-arts du Canada, jusqu’au 5 avril 2020