Nicolas de Chamfort, mon moraliste préféré, a écrit que « la plus perdue de toutes les journées est celle où l’on n’a pas ri ». Bon, Chamfort est mort dans d’atroces douleurs après un suicide raté, mais son œuvre est traversée par l’humour, cette « politesse du désespoir », et sa maxime me fait me rendre compte que j’ai perdu bien des journées sans rire depuis le début de la pandémie.

L’humour semble une victime collatérale de cette année 2020. Même l’humoriste Arnaud Soly, l’un des rares qui réussissaient vraiment à me dérider devant mon écran, a dû quitter Instagram tellement l’atmosphère y était empoisonnée par la rage et le sérieux (qui vont souvent ensemble).

Comment expliquer un tel déferlement de haine envers Safia Nolin, qu’on l’aime ou pas, qu’on soit d’accord ou pas avec sa dénonciation de Maripier Morin ? Pourquoi ça se rend jusqu’aux menaces de mort, si bien qu’elle doit faire appel à la police maintenant ?

« Là où il n’y a pas d’humour, il n’y a pas d’humanité », disait aussi Ionesco.

La preuve que plus personne ne rit est que le port du masque n’était pas censé devenir un débat de société. Ce n’était pas censé se transformer en un affrontement entre ceux qui sont pour et ceux qui sont contre.

Dans un monde normal, ça n’aurait été qu’une solution temporaire, mais n’importe quoi aujourd’hui est sujet à clivage. On dirait que personne n’est traversé par cette angoisse que, pour l’instant, tout ce que nous avons pour affronter le coronavirus, malgré nos sociétés développées et à la fine pointe de la technologie, sont les bonnes vieilles méthodes ancestrales de l’humanité. Hygiène, distanciation physique et masque, en attendant que ça passe.

Il y a toujours eu des récalcitrants, bien sûr. Mais avant, ils ne se « crinquaient » pas pour organiser des manifs. Il y en avait une dans mon quartier l’autre jour, et je n’ai pas trop compris pourquoi il y avait des drapeaux du Québec et des patriotes. Comme une forme de nationalisme détraqué qui a trouvé un nouvel os, pendant que l’humoriste Guy Nantel, candidat dans la course à la direction du Parti québécois, promet sans rire un pays dans les deux ans s’il est élu.

Ces manifestants devraient aller voir le documentaire Les Rose, de Félix Rose (fils de Paul Rose et neveu de Jacques Rose), sur cette famille québécoise qui a vécu la pauvreté extrême, l’exploitation et l’humiliation de façon tellement cuisante que cela a donné naissance à des activistes, puis à des felquistes. Ce film explique très bien les sources réelles de l’indignation de toute une génération, et on est loin de l’irritation face à une mesure de santé publique.

Je déteste porter le masque et, pourtant, je le porte depuis le mois d’avril, quand la façon que se propage le virus n’était pas encore claire. Jamais je n’aurais encouragé une manif pour qu’il devienne obligatoire. Je le porte maintenant pour ne pas compliquer la vie des employés.

N’empêche, la joyeuse pub de Bleu Jeans Bleu Oublie pas ton masque me donne envie de me cogner la tête sur un mur, peut-être parce que je suis de moins en moins bien dans mon coton ouaté.

Le sens du ridicule

Plus l’heure est grave, plus le sens de l’humour se perd, alors que c’est la seule arme dont nous disposons pour ne pas sombrer dans la déprime. On comprend que ce qui nous faisait rire hier nous rend maintenant de mauvaise humeur. Donald Trump ? On ne rigole plus. On n’a qu’à constater le ton dramatique de la convention démocrate : si les Américains ne votent pas pour Biden, ce ne sera rien de moins que l’Apocalypse.

Les complotistes ? C’était bien amusant de se foutre de leur gueule il y a quelques années, mais comme ils prennent de plus en plus de place, les esprits les plus éclairés tombent dans le piège de vouloir les affronter, en étant eux-mêmes de plus en plus fâchés.

On arrive à un point de tension où ceux qui ne portent pas de masque sont des meurtriers en puissance, et ceux qui le portent, des moutons qui nous mènent tout droit vers la dictature. Je prie pour que le CH aille très loin dans les séries, ça va peut-être calmer les esprits, en souhaitant un vaccin au plus vite.

Pour me changer les idées, j’avais réservé au Petit Mousso, ma première sortie au restaurant depuis le mois de mars, et il a fallu que je choisisse LE resto qui se retrouve avec un débat d’appropriation culturelle sur le dos.

Un petit break, est-ce possible ? Il paraît que la SQDC offre une livraison beaucoup plus rapide que la SAQ.

En fait, je pense que ce qui se perd encore plus est le sens du ridicule. Vous savez, quand vous êtes parti dans une grande envolée lyrique, pénétré de votre importance et de vos convictions, et que, tout à coup, ça vous prend, vous vous voyez gesticuler et vous prendre terriblement au sérieux ? C’est ce sens du ridicule qui nous évite souvent d’être une plaie pour notre entourage. Mais on dirait qu’on arrive dans une période où le ridicule, lorsqu’on n’y est plus sensible, pourrait tuer.

Post-scriptum

Pendant 12 semaines, j’ai écrit les « carnets du sofa », qui ont commencé le 20 mars comme une blague pour se terminer avec la mort de ma belle-mère, Djo, le 29 mai. Pendant ces 12 semaines, j’ai eu l’impression que les lecteurs de ce journal m’avaient plus accompagnée que je ne l’avais fait en tenant ces carnets. Ils me racontaient leur confinement, et en lisant leurs courriels, j’ai pleuré, j’ai ri, j’ai réfléchi – j’ai reçu quelques bonnes recettes aussi. J’ai pu constater qu’aux quatre coins du Québec, les gens tenaient bon, ce qui me donne confiance pour traverser le reste de 2020.

Compte tenu des circonstances, ensevelies sous les messages de condoléances, je n’ai pas eu l’occasion de les remercier. Voilà, c’est fait. Et juste pour eux, je donne des nouvelles fraîches de l’amoureux. Il m'a dit qu’il se sentait coupable, dans la tristesse du deuil de sa mère, de me faire moins rire. C’est habituellement pendant ce genre de confidence qu’il se cogne un orteil ou qu’il déboule l’escalier, et ça me prépare mentalement à notre mariage, qui ne pourra qu’être drôle.