Je devais aller à Paris la semaine prochaine. Il y a quelques jours, c’était encore dans les plans, mais je voyais bien que les évènements étaient annulés les uns après les autres : Salon du livre de Paris, spectacle des Cowboys Fringants, fermeture du Louvre…

Quand mes patrons ont décidé de ne pas m’y envoyer, je dois avouer que ça m’a soulagée. Surtout en constatant la rapidité avec laquelle la COVID-19 se propage, encore plus en sachant que les pays sont en train de fermer leurs frontières. 

Le 29 février dernier, j’étais dans une salle de spectacle à Broadway. New York vient tout juste d’annuler tous les shows de plus de 500 sièges de la célèbre artère – et je me demande maintenant si j’aurais dû m’isoler au retour.

Ma collègue Marie-Claude Lortie, elle, en revenant d’Italie, l’un des pays les plus touchés, s’est placée volontairement en quarantaine et, en regardant ses photos de Venise désertée sur Instagram, je n’en revenais pas. Sa visite ressemblait à l’ouverture incroyable du film 28 jours plus tard, de Danny Boyle, quand le personnage principal se promène dans les rues vides de Londres après une épidémie qui transforme les gens en zombies. 

Je me surprends à espérer que nous ne soyons pas 28 jours avant une ville de Montréal où les citoyens seront barricadés chez eux (je regarde vraiment trop de films de zombies).

À Paris, où j’étais en 2015 pendant les attentats de novembre, il y avait eu ce mouvement « tous en terrasse » après. Une façon de répondre à la peur du terrorisme. Une bravade que la COVID-19 ne nous permet même pas, puisque les rassemblements en général sont à éviter. Je me souviens aussi que j’étais allée voir le spectacle de U2 à L’AccorHotels Arena. On ressentait sur place à quel point les Parisiens avaient besoin d’amour et de communier dans la musique pendant ces jours sombres.

Ça aussi, c’est foutu maintenant. Se retrouver en foule. Vibrer ensemble. Oublier momentanément l’angoisse. Partager l’expérience d’une musique, d’une pièce, d’une expo. Sentir sa ville, son pouls et ses gens.

PHOTO FRANÇOIS MORI, ASSOCIATED PRESS

Une touriste au musée du Louvre à Paris, le 5 mars dernier 

On se croirait dans un mauvais rêve éveillé. Mon voisin, Jean-François, qui est comédien, est en attente de savoir si la tournée du Malade imaginaire va se poursuivre. Probablement pas, puisque la pièce est présentée devant des publics pouvant atteindre 500 élèves et que le gouvernement Legault vient d’interdire tous les rassemblements intérieurs de plus de 250 personnes. Cette maladie n’a rien d’imaginaire, malheureusement, peu importe si on trouve que les gens réagissent comme des hypocondriaques. Ni les mesures responsables qui sont prises.

Il s’agit d’une réelle catastrophe pour le milieu culturel, voilà ce que l’on est en train de comprendre, les journalistes qui couvrent les arts. Jean-François se demandait jeudi si l’aide financière annoncée par François Legault allait s’appliquer aux artistes – et à tous les artisans de la chaîne des métiers culturels – qui voient leurs contrats annulés ou reportés. Ça tombe comme des dominos, on reçoit des courriels toutes les deux minutes qui nous annoncent des fermetures et des annulations. J’ai cessé de faire le compte. Une autre forme de « cancel culture ».

Quand on sait que le salaire moyen annuel des artistes est de moins de 25 000 $, selon des chiffres de l’UDA en 2016, on devine à quel point ça va faire mal au secteur culturel, cette pandémie.

Les artistes qui n’ont pas de placements, ceux qui ne sont pas concernés par l’effondrement en direct des marchés boursiers, vont vivre une crise financière de plein fouet.

Comme le Québec est atteint de festivalite aiguë, particulièrement l’été, on s’interroge, parce qu’il paraît que la situation pourrait durer des mois. Les Francos, Juste pour rire, le Festival de jazz, qu’est-ce qui va leur arriver ?

Mais tout n’est pas perdu en culture. On va s’enfermer avec des livres, des listes d’écoute, des films et des séries télé pendant quelque temps – ce sont les écrivains et les plateformes de visionnement et d’écoute qui peuvent se frotter (et se désinfecter quand même) les mains. Car ce n’est pas demain la veille qu’on va faire un régime numérique, scotchés à ce suspense. Les adeptes du cocooning n’y verront que du feu, les défenseurs du télétravail vont jubiler et les misanthropes vont enfin se sentir compris.

Heureux sont ceux et celles qui possèdent une bibliothèque. Je regarde les livres dans la mienne avec autant de réconfort peut-être que ces gens qui ont dévalisé les rayons de rouleaux de papier de toilette au Costco. Il est émouvant d’apprendre que La peste, d’Albert Camus, s’est hissé au sommet des palmarès en même temps que la COVID-19 sur Twitter. Comme un signe que, peu importe la situation, on cherche toujours dans les arts un sens à ce qui nous arrive. 

Pour ma part, c’est Némésis, l’ultime roman de Philip Roth, que j’ai eu envie de relire puisqu’il m’avait laissé un souvenir sensible et lancinant. Ça raconte une épidémie de poliomyélite dans un quartier juif de Newark en 1944, en pleine Seconde Guerre mondiale. Cette maladie a terrorisé autrefois des milliers de parents, avant la découverte d’un vaccin. Ils voyaient leurs enfants tomber comme des mouches. On en mourait ou on en sortait gravement handicapé. On a beaucoup oublié notre vulnérabilité comme espèce, mais la littérature nous la rappelle depuis toujours. (Les films de zombies aussi.)

Un personnage raconte la peur, la paranoïa, la recherche de boucs émissaires : « Les antisémites disent que c’est parce que ce sont des Juifs que la polio s’y propage. C’est à cause de tous les juifs que Weequahic est le centre de la paralysie, et c’est la raison pour laquelle il faut les isoler. Certains semblent penser que la meilleure solution pour se débarrasser de la polio serait d’incendier Weequahic, avec tous les Juifs dedans. Il y a beaucoup d’agressivité à cause de toutes les choses délirantes que les gens disent par peur. Par peur et par haine. Je suis née dans cette ville, et je n’ai jamais rien connu de pareil. On dirait que tout s’effondre de tous les côtés. »

Ce roman raconte surtout les blessures profondes que laissent les épidémies dans une communauté et dans les esprits. Elles passent, elles sont amorales et ne discriminent personne, mais elles abîment le tissu social, parce que les humains ont tendance à les interpréter selon leurs peurs. Et c’est là que la culture a son rôle à jouer sur la ligne de front du combat contre la COVID-19. Malheureusement, nous sommes en train de perdre des combattants.