Je ne suis pas du genre à dire « merci la vie », une expression qui m’irrite. Ça ne veut pas dire que la gratitude m’est inconnue. Mais de remercier la vie seulement quand il arrive de bonnes choses est à mon avis une absurdité. J’ai envie de remercier la vie quand il ne se passe rien, quand l’infortune passe son chemin, c’est plus sûr. Je ne suis pas difficile, au fond, mais pessimiste et angoissée de nature ; je commence mes journées en me disant qu’aujourd’hui, au moins, je n’ai pas le cancer. Que l’homme que j’aime est toujours là, comme ma mère qui garde le moral. Que les chagrins, les pertes et les disparitions ne m’ont pas encore abattue. Cela me rappelle le très beau titre du roman de Geneviève Lefebvre, Toutes les fois où je ne suis pas morte, un rappel qu’il y aura toujours de ces épreuves où quelque chose meurt en nous, parfois pour mieux renaître.

Je parle de mort et de renaissance parce que penser aux funérailles de ma belle-mère Jocelyne, que nous avons perdue en mai dernier, est en train de me transformer. À la douleur causée par sa disparition s’est ajoutée celle de ne pas avoir pu célébrer sa vie, à cause de la pandémie.

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Certains souffrent du fait de l’annulation de ce Noël où il y aura des absents qui ne reviendront pas pour tous les autres Noëls.

C’est bien dans cette période inusitée que l’on découvre l’importance des rituels. Des milliers de personnes en ont été privées depuis mars. Certains en souffrent plus que l’annulation de ce Noël où il y aura des absents qui ne reviendront pas pour tous les autres Noëls. Des funérailles, c’est souvent pénible, mais il n’y a pas beaucoup d’autres façons de souligner le départ de quelqu’un ni de comprendre combien un être qu’on aime ne nous appartient pas.

Si bien que les mois passent et que je vois maintenant les funérailles de Jocelyne comme l’un des premiers rassemblements auxquels nous aurons droit au printemps. Le vaccin est en route, le beau temps sera de retour, nous serons tous dehors à la célébrer, c’est par elle que nous renouerons les liens familiaux et amicaux, et je commence à croire que ce sera une fête malgré nos larmes. Et cela lui ressemble tellement, au fond.

Au rayon des choses que je croyais impossibles avant 2020, en voilà une de taille : avoir hâte à des funérailles.

* * *

Il y a deux semaines, une amie m’a fait découvrir un beau projet du New York Times, qui a demandé à ses lecteurs, pour l’Action de grâce, de dire en six mots seulement ce qui les remplissait de gratitude pendant cette sombre période, d’après une idée développée par l’écrivain Larry Smith. Plus de 10 000 personnes ont répondu. La liste des réponses donnait le vertige. Un beau vertige. Comme un long poème lumineux fait de petites bougies anonymes dans les ténèbres, où chaque phrase ouvre une porte sur un univers. Où les moindres petits bonheurs isolés ou volés pendant ce confinement se rencontrent et s’embrassent sans peur et sans masque pour former un résumé humain de l’année. Je vous traduis ici quelques phrases (pas toujours en six mots) pour vous donner une idée du résultat :

> Consultez la liste en entier (en anglais)

L’œil plissé au-dessus du masque.

Un câlin furtif avec un ami.

Ma chorale se réunit sur Zoom.

L’adolescent qui aime encore se blottir.

Matins ensoleillés, fenêtres à l’Est.

5329 jeux de solitaire, 5286 victoires.

Jamais été sociable, je suis bien.

L’ambulance l’a emmené. Il est revenu.

Tenir la main de mon mari mourant.

Mes enfants, après la mort de ma femme.

Devenu sobre en 2020, toujours sobre.

Bébé pandémique après des années d’essais.

Être devenu un citoyen américain.

Les Américains qui font la queue pour voter.

Perdu emploi et amis. Trouvé le bonheur.

Le vaccin s’en vient, merci Trump.

Le vaccin arrive, Trump s’en va.

Je suis tombé amoureux sur FaceTime.

248 heures d’apéro avec ma mère.

Je l’ai trompée, elle est restée.

La liberté en signant le divorce.

J’ai fait la demande, elle a dit oui.

J’ai trouvé cette liste tellement intéressante que je l’ai relayée avec plein de gens, dont mes patrons, à qui j’ai chialé que j’aurais aimé avoir eu l’idée, parce que je voudrais lire une version québécoise juste pour sortir une journée de la mauvaise humeur nationale. « Mais pourquoi pas ? Rien ne t’empêche de lancer l’invitation à nos lecteurs ! », m’ont-ils dit. Merci la vie (je fais de l’ironie), et je vais même ajouter un mot de plus, pour être généreuse, en demandant à l’amoureux de commencer l’exercice.

– Le monde entier partage enfin mon anxiété.

– Vu comme ça, en effet, tu n’es pas seul.

Écrivez-moi, en moins de sept mots, ce qui vous a fait ressentir de la gratitude en 2020. Nous publierons vos réponses à la fin de décembre, quand nous dirons enfin adieu à l’une des années les plus longues de nos vies, dans un poème créé par vous.