Jusqu’à présent, la plupart des travailleurs nord-américains remplacés par des machines étaient des hommes peu instruits travaillant dans l’industrie manufacturière.

Mais la nouvelle automatisation issue des systèmes d’intelligence artificielle (IA) comme ChatGPT et Bard change tout. Ce type d’IA – appelé « grand modèle de langage » – peut traiter et synthétiser rapidement des informations et générer du contenu. Désormais, l’automatisation menace les emplois de bureau, ceux qui requièrent plus de compétences cognitives, de créativité et d’éducation. Selon diverses études, ces emplois sont le plus souvent bien payés et un peu plus susceptibles d’être occupés par des femmes.

« Ça a surpris beaucoup de chercheurs, moi y compris », dit Erik Brynjolfsson, professeur à l’Institut Stanford pour l’IA centrée sur l’humain : il prédisait que la créativité et les compétences techniques protégeraient l’humain de l’automatisation.

On avait une hiérarchie des choses que la technologie pouvait faire ; on pensait que le travail créatif, le travail professionnel, l’intelligence émotionnelle – ces choses-là – seraient difficilement à la portée des machines. Aujourd’hui, tout ça est balayé.

Erik Brynjolfsson, professeur à l’Institut Stanford pour l’IA centrée sur l’humain

Des recherches récentes ont analysé les tâches des travailleurs américains – à partir de la base de données O*Net du ministère du Travail – pour déterminer lesquelles pourraient être assumées par les grands modèles de langage. Dans de 20 % à 25 % des occupations, ce type d’IA pourrait être très utile ; dans la majorité des emplois, il pourrait faire au moins certaines tâches, selon les analyses du Pew Research Center et de Goldman Sachs.

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Paolo Perugini, charpentier-menuiser aux studios Cinecitta, à Rome, en Italie. Pour le moment, son travail semble moins visé par la nouvelle automatisation issue de l’intelligence artificielle.

Pour l’instant, ces outils produisent encore parfois des informations incorrectes et sont plus susceptibles d’aider les travailleurs que de les remplacer, estiment Tyna Eloundou, Sam Manning, Pamela Mishkin et Daniel Rock, chercheurs chez OpenAI, l’entreprise à l’origine de ChatGPT. Selon leur analyse de 19 265 tâches effectuées dans 923 occupations, les grands modèles de langage pourraient réaliser certaines des tâches effectuées par 80 % des travailleurs américains.

De bonnes raisons d’avoir peur

Certains travailleurs ont raison d’avoir peur d’être remplacés par les grands modèles de langage, estiment-ils. Comme le disait Sam Altman, PDG d’OpenAI, au magazine The Atlantic le mois dernier : « Des emplois vont disparaître, point final. »

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La vague d’automatisation qui a commencé durant les années 1980 a détruit beaucoup d’emplois manufacturiers occupés par des hommes ayant peu d’instruction. Ci-dessus, une usine désaffectée dans la région de Detroit, au Michigan.

Les quatre chercheurs d’OpenAI ont demandé à un modèle avancé de ChatGPT d’analyser les données O*Net pour déterminer quelles tâches les grands modèles de langage peuvent faire. Il a répondu que 86 emplois étaient exposés à 100 % (toutes leurs tâches peuvent être assistées par l’IA). Les chercheurs, eux, estiment que seulement 15 emplois le sont. Chercheurs et ChatGPT s’entendent sur l’emploi le plus exposé : mathématicien.

Selon l’étude d’OpenAI, seulement 4 % des occupations ne comportent aucune tâche susceptible d’être assistée par l’IA. Parmi eux, athlète, plongeur de restaurant, charpentier, couvreur et peintre.

Or, même les gens de métier pourraient utiliser l’IA pour la planification, le service à la clientèle et l’optimisation des itinéraires, souligne Mike Bidwell, PDG de Neighborly, une société de services à domicile.

Des chercheurs non liés à OpenAI estiment qu’il existe toujours des capacités exclusivement humaines ne pouvant pas (encore) être automatisées : les aptitudes sociales, le travail d’équipe, les soins aux humains et les compétences des gens de métier. « Ce n’est pas demain qu’on pourra se passer de ce que font les humains », a déclaré M. Brynjolfsson. « Mais ces aptitudes seront différentes : apprendre à poser les bonnes questions, interagir réellement avec les gens, faire un travail manuel requérant de la dextérité. »

Pour l’instant, les grands modèles de langage aideront probablement de nombreux travailleurs à être plus productifs dans leur emploi actuel, un peu comme si on donnait aux employés de bureau, même aux débutants, un adjoint ou un recherchiste (ce qui, cependant, n’augure rien de bon pour les assistants humains).

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Les emplois les plus exposés à l’automatisation sont désormais les emplois de bureau.

Au travail, la version grand public de ChatGPT est risquée : elle se trompe souvent, peut refléter des préjugés et n’est pas assez sûre pour que les entreprises lui confient des informations confidentielles. Les entreprises qui l’utilisent contournent ces risques en exploitant ses capacités en « domaine fermé » : elles entraînent le modèle à partir de contenus restreints et expurgés de toute donnée confidentielle.

Aquent Talent, une agence de recrutement, utilise une version commerciale de Bard. Habituellement, des humains analysent les CV des postulants pour les apparier à un poste vacant ; Bard peut le faire de manière beaucoup plus efficace. Mais il faut une supervision humaine, surtout à l’embauche, car les préjugés humains sont intégrés, note Rohshann Pilla, PDG d’Aquent Talent.

L’IA va aider les avocats

La firme Harvey, financée par OpenAI, offre un outil de ce genre aux cabinets d’avocats. Les associés l’utilisent à des fins stratégiques, par exemple pour trouver des questions à poser lors d’une déposition ou pour résumer comment le cabinet a négocié dans des causes similaires.

« L’outil ne produit pas des conseils à donner au client, explique Winston Weinberg, cofondateur de Harvey. Il tamise rapidement les informations qui amènent au niveau conseil. Il faut encore que l’avocat décide. »

Selon lui, ce système est particulièrement utile aux techniciens juridiques et aux jeunes avocats. Ils apprennent, en posant des questions comme : « À quoi sert ce type de contrat et pourquoi a-t-il été rédigé ainsi ? ». Le système est aussi utile pour rédiger des premiers jets, comme le résumé d’états financiers. « Et là, tout à coup, ils ont un assistant. Ils pourront faire des tâches de niveau supérieur plus tôt dans leur carrière. »

L’expérience pourrait être dévaluée

D’autres études sur l’usage des grands modèles de langage en entreprise font le même constat : ils aident surtout les employés débutants. Une étude de M. Brynjolfsson sur les agents d’assistance à la clientèle montre que l’IA augmente leur productivité de 14 % en moyenne et de 35 % pour les employés les moins qualifiés ; ces derniers progressent plus vite sur la courbe d’apprentissage grâce à l’IA.

« L’IA réduit l’écart entre les débutants et les superstars », dit Robert Seamans, de la Stern School of Business de l’Université de New York, coauteur d’un article identifiant les télévendeurs et certains enseignants comme les professions les plus exposées aux grands modèles de langage.

La dernière vague d’automatisation, dans le secteur manufacturier, a accentué les inégalités de revenus en privant les travailleurs sans formation universitaire d’emplois bien rémunérés.

Certains chercheurs estiment que les grands modèles de langage pourraient avoir l’effet inverse, en réduisant les inégalités entre les travailleurs les mieux payés et les autres.

« J’espère qu’ils permettront aux personnes moins instruites de faire plus de choses en abaissant les barrières à l’entrée pour les emplois d’élite bien rémunérés », dit David Autor, économiste du travail au MIT.

Cet article a été publié dans The New York Times.

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