(Ottawa) Alors que les conservateurs continuent à presser les libéraux d’empêcher Huawei de participer au développement du réseau de télécommunications 5G au pays, des experts en sécurité nationale divergent d’opinion sur la voie à emprunter.

« Plusieurs de nos alliés ont banni Huawei et ont averti le Canada de faire de même. Tandis que le premier ministre hésite et vacille, la Chine s’attaque à notre industrie agricole », a martelé Pierre Paul-Hus pendant la période des questions.

« Est-ce que le premier ministre va enfin se lever debout pour défendre la sécurité et les intérêts du Canada et rendre sa décision sur Huawei ? », a demandé l’élu conservateur, qui n’a pas eu de réponse à sa question, hier.

Le ministre de la Sécurité publique, Ralph Goodale, a cependant signalé mardi dernier qu’il s’attendait à ce que le cabinet tranche sur le dossier du réseau 5G avant les élections d’octobre prochain, invoquant « l’importance et l’urgence » de la situation.

L’enjeu est d’autant plus délicat qu’Ottawa est en froid avec Pékin depuis l’arrestation de la directrice financière d’Huawei, Meng Wanzhou. Celle-ci doit faire une apparition devant un tribunal, demain, pour contester son extradition vers les États-Unis.

L’une des principales préoccupations des pays occidentaux est la sécurité nationale. On redoute que le géant des télécommunications, proche du régime de Pékin, puisse tenter de profiter de son accès pour s’adonner à de l’espionnage politique et commercial.

Le débat fait rage dans plusieurs pays, notamment ceux qui font partie des « Five Eyes », une alliance – États-Unis, Royaume-Uni, Canada, Australie et Nouvelle-Zélande – qui partage des renseignements de sécurité.

« Une interdiction complète n’a aucun sens »

En Australie, où la Chine est accusée d’ingérence politique et économique, on a banni Huawei. La position britannique serait différente : la première ministre Theresa May serait prête à accorder à l’entreprise un accès limité au 5G, selon un rapport qui a fuité.

Aux yeux de Wesley Wark, professeur invité à l’École supérieure d’affaires publiques et internationales de l’Université d’Ottawa, le gouvernement canadien devrait adopter une position similaire.

« Une interdiction complète n’a aucun sens. Le gouvernement établira probablement un standard de sécurité qui empêchera Huawei d’être impliquée dans la portion du réseau 5G plus critique pour le gouvernement fédéral », dit-il en entrevue avec La Presse.

« Les bannir serait néfaste pour les consommateurs, pour l’innovation canadienne […] et pour les partenaires d’Huawei comme BCE et Telus qui comptent sur la technologie d’Huawei », argue l’expert en renseignement et en sécurité.

Car il n’y a, d’après lui, « aucune preuve » que l’entreprise chinoise « s’est délibérément laissé utiliser comme un outil d’espionnage ou d’ingérence par le gouvernement chinois », et lorsque l’on évoque ce scénario, on est dans l’« hypothèse ».

« Le Canada a des choses à perdre »

L’analyse qu’en fait Michel Juneau-Katsuya, ancien agent au Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS), ne pourrait être plus différente. D’après lui, donner accès à Huawei au développement du 5G, c’est laisser le loup entrer dans la bergerie.

« Quand on essaie de nous faire croire qu’Huawei, ce n’est pas lié au gouvernement chinois, c’est de la poudre aux yeux. C’est de la frime », soutient-il en entrevue avec La Presse.

« Tu ne peux pas opérer en Chine dans une compagnie aussi stratégique que les communications et ne pas être lié. Voyons donc ! La Chine n’autorise même pas le libre accès à l’internet », enchaîne-t-il.

Et le cheminement du géant chinois en matière de vol de propriété intellectuelle n’est guère reluisant, insiste M. Juneau-Katsuya.

« Huawei a volé de la technologie à gauche et à droite ! Le Canada a des choses à perdre. Le Canada est une société basée sur le savoir, qui fait énormément de recherche et qui est à la fine pointe de la technologie dans bien des domaines », plaide-t-il.

Le ministre Goodale se penchera sur les recommandations du communiqué publié à l’issue d’une conférence sur la sécurité 5G qui s’est tenue récemment à Prague, en République tchèque, et où Ottawa était observateur.

Dans un éditorial publié hier dans le China Daily, on a critiqué les conclusions, car « bien que non contraignantes, elles démontrent que l’objectif [des représentants des pays réunis à Prague] est de tenter d’exclure Huawei » du développement du réseau 5G.

« Peut-être que les États-Unis veulent exclure les entreprises chinoises des réseaux 5G occidentaux de peur que la Chine devienne bientôt le leader en matière de science et de technologie », supputait-on dans l’éditorial de cette publication proche du régime.