(Sydney) Obliger les Facebook et Google de ce monde à dédommager les médias d’information dont ils vampirisent le contenu depuis des années : de nombreux pays en rêvent, mais peu ont osé, encore moins réussi. Il y a un an, l’Australie a adopté une loi dont le Canada veut s’inspirer. Une bonne idée ? Notre chroniqueuse s’est rendue en Australie pour y voir plus clair.

En temps normal, Bruce Ellen et Paul Thomas auraient fait une fête en bonne et due forme pour célébrer leur victoire. Un an plus tôt, personne n’aurait cru que ces deux patrons de journaux régionaux australiens pourraient conclure une entente avec un géant de la Silicon Valley, Facebook, et seraient en voie d’en boucler une autre avec Google.

Ces ententes confidentielles prévoient des paiements pour l’utilisation de contenu journalistique. Et tout ça au nom de 180 petits médias membres de Country Press Australia (CPA), dont certains de l’arrière-pays australien, l’outback.

« Quand nos membres ont accepté l’offre de principe avec Facebook, on s’est fait un high five alors qu’on était en auto, raconte Bruce Ellen, un des deux négociateurs de CPA. Ç’a été notre petit moment de gloire. À l’image de la pandémie. »

« C’est vraiment une histoire de David contre Goliath », ajoute Paul Thomas, son partenaire à la table de négociations et directeur général de Star News Group, une entreprise médiatique familiale depuis quatre générations.

PHOTO TIRÉE DU COMPTE TWITTER DE PAUL THOMAS

Paul Thomas, directeur général de Star News Group

Les plateformes numériques utilisent notre contenu depuis plus d’une décennie. Elles se sont développées sur le dos des médias. Il est temps qu’elles paient la note.

Paul Thomas, directeur général de Star News Group

Le bâton australien

Paul Thomas est cependant convaincu que rien de cela n’aurait été possible si le gouvernement n’était pas intervenu. « Les grandes plateformes ne seraient jamais venues négocier avec nous s’il n’y avait pas eu la menace du bâton », affirme-t-il.

Ce bâton, c’est une loi qu’a adoptée le Parlement australien il y a un an presque jour pour jour, le News Media Bargaining Code. Si elle était utilisée, cette loi, en forme de code de conduite, permettrait aux médias d’information d’aller en arbitrage contre les plateformes numériques si ces dernières refusaient de négocier de bonne foi une entente.

PHOTO MICK TSIKAS, ASSOCIATED PRESS

Comparution virtuelle de la grande patronne de Google en Australie et en Nouvelle-Zélande, Mel Silva, l’an dernier devant le Sénat australien, qui étudiait alors le projet de loi qui allait mener au News Media Bargaining Code.

Vous aurez bien noté le « si ». Pour le moment, la loi n’a pas servi, mais la menace qu’elle fait planer au-dessus de la tête de Google et de Facebook semble avoir été suffisante pour inciter les deux géants à s’asseoir avec une myriade de médias australiens, des plus gros aux plus petits, pour signer des accords. Et pour desserrer les cordons de la bourse.

« Ça a l’effet que nous voulions. Nous voulions légiférer juste assez pour arriver à un résultat. Plusieurs organisations ont fait des ententes. Nous savons qu’il y a eu au moins 19 ententes que nous estimons à plus de 150 millions par année », a dit à La Presse le ministre des Communications, de l’Infrastructure urbaine, des Villes et des Arts de l’Australie, Paul Fletcher, à partir de son bureau de Canberra.

De la crise à la manne

Le montant est spéculatif puisque chaque entente, y compris celle de Country Press Australia, est confidentielle.

PHOTO TIRÉE DU SITE DE PAUL FLETCHER

Paul Fletcher, ministre des Communications, de l’Infrastructure urbaine, des Villes et des Arts de l’Australie

Mais on voit des résultats ! L’Australian Broadcasting Corporation (ABC) a annoncé l’embauche de 50 journalistes de plus à la suite d’une entente. News Corp., le Sydney Morning Herald et le Guardian Australie ont aussi annoncé des embauches.

Paul Fletcher, ministre des Communications, de l’Infrastructure urbaine, des Villes et des Arts de l’Australie

Il suffit en effet de regarder les offres d’emploi australiennes de la dernière semaine sur LinkedIn ou sur Seek pour constater qu’il y en a des dizaines et des dizaines en journalisme. Journaliste politique pour le Daily Mail, journaliste sportif dans un petit journal de Gawler, journaliste et producteur couvrant les pays du Pacifique pour ABC ou journaliste « style de vie » pour Time Out Sydney : les candidats ont l’embarras du choix.

C’est tout un revirement après les années de crise qui ont frappé les médias d’information australiens de plein fouet de 2012 à 2018. On estime que de 3500 à 5000 journalistes ont perdu leur travail pendant cette période, soit un sur cinq.

PHOTO LAURA-JULIE PERREAULT, LA PRESSE

Quelques numéros de journaux australiens

Comme au Canada, cette crise était en lien direct avec la migration des revenus de publicité des médias vers les grandes plateformes numériques qui continuent de faire des affaires d’or. En 2021, Google a engrangé 4,4 milliards de revenus publicitaires en Australie seulement.

La guerre des nerfs

Paul Fletcher se réjouit de voir le vent tourner pour les médias. « L’information, le journalisme, c’est essentiel dans une démocratie libérale », note-t-il.

La partie n’était pourtant pas gagnée d’avance. Pendant que la loi était sur la table à dessin l’an dernier, Google a menacé de quitter l’Australie. Deux semaines avant l’adoption finale de la loi, Facebook a arrêté pendant huit jours de publier le contenu des médias d’information australiens sur son réseau social.

PHOTO DADO RUVIC, ARCHIVES REUTERS

La nouvelle loi australienne n’a pas encore servi, mais la menace qu’elle fait planer sur Google et Facebook semble avoir été suffisante pour les inciter à s’asseoir avec de nombreux médias, petits et grands, pour signer des accords.

Sous pression, le gouvernement australien a assoupli son projet de loi, à la demande des deux géants technologiques, mais a néanmoins gardé le cap. « Chaque fois que nous voulons légiférer, les plateformes numériques nous disent que ça ne va pas fonctionner. Elles combattent nos initiatives, mais quand les lois sont adoptées, elles s’y plient », dit Paul Fletcher.

Le politicien libéral ne cache pas sa fierté. Le gouvernement de coalition auquel il appartient tentera de se faire réélire dans les prochains mois. Cette loi, que le Canada songe à imiter, est l’un des bons coups que fait valoir le gouvernement actuel.

Sortir les griffes

Un bon coup, certes, mais pas un coup de circuit, font valoir beaucoup d’acteurs de la scène médiatique dans le pays d’Océanie (voir autre texte). Certains médias n’ont pas réussi à conclure d’entente et demandent au gouvernement de mettre en œuvre le mécanisme prévu par le News Media Bargaining Code.

C’est notamment le cas de The Conversation, un site d’information qui marie le travail de journalistes à celui de chercheurs universitaires. Ce média numérique, qui a vu le jour à Melbourne, a aujourd’hui des salles de rédaction partout dans le monde, dont une au Québec, et emploie plus de 150 journalistes. En Australie, de 7 à 10 millions de personnes consultent son contenu tous les mois.

PHOTO LAURA-JULIE PERREAULT, LA PRESSE

Lisa Watts, présidente et directrice générale du groupe médiatique The Conversation

« Avec Google, ç’a été super facile. Nous avons conclu une entente avec eux avant l’adoption du code et une entente améliorée après, raconte Lisa Watts, présidente et directrice générale du groupe médiatique. Avec Facebook, nous avons attendu longtemps, et finalement, leurs représentants nous ont rencontrés pour nous dire qu’il n’y aurait pas d’entente. Sans explication. Ils disent qu’ils doivent tracer une ligne quelque part. » La chaîne multiculturelle Special Broadcasting Service a elle aussi été laissée pour compte. Les deux médias – bien connus du public australien – ont lancé ensemble une pétition pour demander au gouvernement de montrer les dents.

Pour le moment, Canberra n’a pas pris de décision.

Qu’en pense Meta, la société qui exploite Facebook ? Les porte-parole de l’entreprise n’ont pas voulu répondre à nos questions et se sont contentés de nous envoyer un communiqué en nous demandant de ne pas leur attribuer les informations qu’on y trouve. Pas exactement une pratique courante en journalisme.

PHOTO JUSTIN SULLIVAN, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Le siège de Meta, en Californie

« Ils n’en ont rien à faire, des médias », dénonce Lisa Watts, en buvant un café piccolo dans l’édifice universitaire ultradesign qui abritera bientôt les bureaux de The Conversation.

Le jeu dangereux

Directeur du Centre pour l’avancement du journalisme à l’Université de Melbourne, Andrew Dodd croit que Facebook joue un jeu de stratégie.

« L’entreprise sait que ce qui se passe en Australie peut avoir un impact à plus grande échelle. Elle veut faire assez d’ententes pour que le gouvernement australien n’enclenche pas le mécanisme du code, mais elle ne veut pas créer de précédents pour d’autres pays. C’est un jeu dangereux, surtout à la veille des élections », croit l’ancien journaliste. « La coalition au pouvoir peut faire beaucoup de gains politiques en tenant tête aux plateformes numériques. Et si les travaillistes [l’opposition] l’emportent, il est possible qu’ils aillent encore plus loin. »

Le koala n’a peut-être pas dit son dernier mot.

Une version canadienne « sans intervention politique »

Le ministre du Patrimoine canadien, Pablo Rodriguez, planche sur les derniers détails d’une loi canadienne inspirée de celle de l’Australie. « Le modèle australien n’est pas parfait et on vise à l’améliorer, mais ce qu’on aime beaucoup dans ce modèle, c’est qu’il se base sur les forces du marché. Il fait en sorte que différentes parties doivent négocier entre elles et conséquemment, il n’y a pas ou peu d’intervention du gouvernement. Et pour nous, c’est quelque chose de fondamental de faire en sorte qu’on respecte cette liberté et cette autonomie de la presse », a dit le ministre à La Presse lors d’une entrevue téléphonique.

Contrairement à l’Australie, où le ministre des Finances a le pouvoir de décider si une plateforme numérique doit être assujettie à la loi, le ministre canadien compte plutôt mettre en place des critères préétablis. Si une plateforme numérique en situation de dominance satisfait ces critères, elle sera automatiquement assujettie à la loi. Sans aucune intervention d’un politicien. Qu’en pensent les grandes plateformes numériques ? « Google et Facebook ne veulent pas de cette mesure. En Australie, ils ont fait des menaces, mais finalement, ils ne sont pas partis et ils ont respecté la loi. Je suis convaincu qu’il va arriver la même chose ici », croit Pablo Rodriguez.

Le code australien, expliqué par son architecte

PHOTO DAVID GRAY, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

« La simple adoption du projet de loi a suffi pour que des ententes soient conclues entre Google, Facebook et des médias d’information australiens. C’est exactement ce qu’on voulait », souligne Rod Sims, architecte du nouveau code de conduite.

Le ministre du Patrimoine canadien, Pablo Rodriguez, veut s’inspirer du code australien pour encadrer les relations entre les géants du web et les médias d’information. Comment cet outil fonctionne-t-il ? Nous avons posé la question à son principal architecte, Rod Sims, président sortant de l’Australian Competition and Consumer Commission (ACCC), l’équivalent du Bureau de la concurrence du Canada.

Quelle est l’origine du code ?

« En 2017, il y avait une inquiétude répandue au sein des médias d’information et parmi les politiciens au sujet du déséquilibre de pouvoir entre les médias et les plateformes de diffusion que sont Google et Facebook. Le gouvernement nous a mandatés pour enquêter et nous avons mené une large consultation. Nous avons fait 23 recommandations. L’une d’elles était de mettre sur pied un code de conduite pour encadrer cette relation de pouvoir. C’est l’ACCC qui a rédigé le code », explique Rod Sims.

PHOTO FOURNIE PAR L’AUSTRALIAN COMPETITION AND CONSUMER COMMISSION

Rod Simms

Que prévoit le code ?

Le code, qui est entré en vigueur le 2 mars 2021, requiert que les géants du web négocient des ententes et des paiements avec les médias d’information australiens, note Rod Sims. Si une plateforme numérique ne le fait pas, ou pas suffisamment, le Trésorier australien (l’équivalent du ministère des Finances au Canada) peut la « désigner » pour que le code lui soit imposé. À partir de ce moment-là, un média d’information qui ne réussirait pas à arriver à une entente raisonnable avec la société désignée pourrait demander un arbitrage. Lors de cet arbitrage de type « baseball », l’arbitre étudierait les demandes du média et l’offre de la société désignée et choisirait entre les deux », dit-il. Le code baseball est un modèle utilisé au Canada, notamment dans les relations de travail. « Il oblige les deux parties à présenter des propositions raisonnables », note Rod Sims. À l’origine, c’est la Ligue majeure de baseball qui a utilisé ce modèle de règlement de conflit.

Pourquoi avoir choisi ce modèle ?

« On utilise le modèle “négocier ou arbitrer” depuis 30 ans en Australie. C’est utile dans un pays comme le nôtre où nous avons connu beaucoup de monopoles et de duopoles et où il est parfois nécessaire de rétablir l’équilibre entre les forces en présence. Si ces monopoles savent que vous pouvez aller en arbitrage, ils négocient », dit Rod Sims.

Pour le moment, la loi n’a pas été utilisée, est-ce une déception ?

« Non, c’était en fait notre objectif que la loi ne soit jamais utilisée. La simple adoption du projet de loi a suffi pour que des ententes aient lieu entre Google, Facebook et des médias d’information australiens. C’est exactement ce qu’on voulait. L’impact sur le journalisme est évident. Ceux qui ont négocié avant l’adoption du code ont eu de mauvaises ententes et ceux qui ont négocié après ont eu de bonnes ententes. Certains médias ont annoncé que tout l’argent allait à l’embauche de nouveaux journalistes, d’autres, au journalisme et à la technologie. D’autres utilisent l’argent pour assurer leur sécurité financière. On me dit qu’il y a rarement eu un meilleur moment pour être journaliste en Australie. C’est une bonne nouvelle pour le public aussi. »

Quelle est la prochaine étape ?

« Le Trésor australien va faire une révision du code et de son impact. Nous en saurons plus sur la destination des fonds. Mais le gouvernement doit aussi se pencher sur le fait que Facebook a refusé de faire des ententes avec certains médias sans s’expliquer. » Cette évaluation sera assez difficile puisque toutes les ententes conclues sont confidentielles. « Nous pensons que les médias vont participer à la révision de bonne foi et donner les informations nécessaires, sans pour autant révéler tous les détails de leurs ententes. C’est dans leur intérêt », croit Rod Sims.

Pour une version canadienne améliorée

PHOTO MARK LENNIHAN, ASSOCIATED PRESS

Le code de conduite australien constitue un pas en avant, mais est perfectible, soulignent plusieurs intervenants du milieu des médias.

Quelles leçons le Canada doit-il tirer de la loi australienne qui a incité Facebook et Google à conclure des ententes de rétribution avec des dizaines de médias australiens ? Peut-on faire mieux ? Témoignages.

Quand le code a été élaboré, nous utilisions le slogan “l’argent doit aller dans les salles de rédaction, pas dans la salle de réunion du conseil d’administration”. Malheureusement, il n’y a rien dans le code qui oblige les médias à investir les sommes consenties par Google et Facebook dans le contenu journalistique.

 Marcus Strom, ex-président de la Media, Entertainment and Arts Alliance, un syndicat représentant des journalistes et des professionnels des arts et spectacles

La loi devrait contenir une obligation de transparence sur les ententes conclues. Cette loi, c’est une grande intervention par le gouvernement pour rétablir la relation de pouvoir entre les médias et les plateformes numériques, mais en échange, ça devrait venir avec certaines responsabilités. Le contenu des ententes pourrait notamment être confié à une entité qui les garderait confidentielles, mais qui aurait une vue d’ensemble. Ça permettrait notamment d’établir s’il y a des problèmes d’équité.

Derek Wilding, codirecteur du Centre pour la transition des médias, University of Technology Sydney (UTS)

La qualité du journalisme est l’angle mort de cette politique. Si on regarde le libellé du code, on y parle de faire la promotion du journalisme d’intérêt public. Cependant, il n’y a pas d’obligation de résultat. L’argent reçu des plateformes numériques pourrait être mis au service du mauvais journalisme dont le principal but est d’attirer les clics. Ce n’est pas encadré.

Sacha Molitorisz, professeur en éthique médiatique, University of Technology Sydney (UTS)

Notre problème en Australie, c’est le manque de diversité dans les médias. Il y a beaucoup trop de concentration dans les mains de deux conglomérats (News Corporation, de Rupert Murdoch, et Nine). Les ententes conclues avec l’aide du code vont continuer de bénéficier aux médias traditionnels les plus puissants. C’est eux qui reçoivent la part du lion.

Andrew Dodd, directeur, Centre pour l’avancement du journalisme, University of Melbourne

PHOTO PETER PARKS, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Le siège de News Corp à Sydney, en Australie

On aurait préféré que les plateformes numériques soient taxées et que l’argent soit redistribué aux médias. En ce moment, les ententes opaques qui sont conclues entre les plateformes numériques et les médias rendent tout le monde mal à l’aise. Il n’y a pas de critères qui permettent de se guider. Comment savoir si on a une entente correcte ?

Lisa Watts, présidente et directrice générale du groupe médiatique The Conversation

La philosophie derrière les ententes, c’est que ça doit être mutuellement bénéfique. Et le code a amélioré les relations de pouvoir. Maintenant que les négociations sont terminées, les relations sont déjà meilleures. On espère que ça va mener à plus de conversations avec les plateformes numériques.

James Chessell, directeur général des publications, Nine