L’acquisition par endettement des propriétaires en 2018 s’est vite retournée contre eux

Les trois propriétaires de Groupe Juste pour rire (JPR) ont rapidement été hantés par leur stratégie – une acquisition par endettement – pour mettre la main sur le géant de l’humour. Deux ans après la transaction conclue en 2018, la santé financière du groupe laissait déjà à désirer aux yeux de son auditeur, a appris La Presse.

C’est ce qui ressort d’un rapport rédigé par son auditeur Deloitte, la firme mandatée pour passer les finances au peigne fin, que nous avons pu consulter. Le document se penche sur l’année financière 2021 et brosse un portrait préoccupant des finances du spécialiste québécois de l’humour maintenant insolvable. Ses propriétaires sont Bell (26 %), Groupe CH (25 %) et Creative Artists Agency (CCA) (49 %).

JPR était incapable de respecter ses ratios financiers – des indicateurs qui témoignent de la santé financière d’une entreprise – auprès de ses prêteurs dès 2020, année ayant marqué le début de la pandémie de COVID-19. Cette situation s’est poursuivie l’année suivante et Deloitte estimait que rien n’allait changer en 2022. Le groupe se trouvait dans la même posture avant de se placer à l’abri de ses créanciers, le 5 mars dernier.

« C’est typique d’une entreprise qui est surendettée, explique Raphaël Duguay, professeur de comptabilité à l’Université Yale, après avoir analysé le rapport financier. Cela peut rapidement se transformer en erreur parce qu’il y a peu de marge de manœuvre. »

Saidatou Dicko, professeure de sciences comptables à l’Université du Québec à Montréal (UQAM), abonde dans le même sens. Après avoir parcouru le document à la demande de La Presse, l’experte juge qu’au moins trois indicateurs financiers du groupe étaient déjà préoccupants dès 2020. Il s’agit de sa solvabilité, de sa capacité à faire face à ses engagements à court terme ainsi que de son niveau d’endettement.

En 2020, les dettes à long terme de JPR (28 millions) étaient déjà deux fois plus élevées que les capitaux propres – les ressources d’une entreprise qui appartiennent aux actionnaires. À la fin de 2021, les dettes à long terme s’élevaient à 31,5 millions. Cette somme tenait compte de la balance de paiement – qui était de 12 millions à l’époque – qui devait être payée à l’ex-président et fondateur Gilbert Rozon. Ce dernier perdra vraisemblablement cette somme puisqu’il s’agit d’une créance non garantie.

« La rentabilité n’était pas là, l’équilibre financier non plus et les choses n’allaient pas très bien du côté du niveau de solvabilité », affirme Mme Dicko.

Stratégie risquée

Le nouveau président de JPR et ancien directeur financier Alain Boucher avait révélé, le 15 mars dernier, devant la Cour supérieure du Québec, que les trois actionnaires du spécialiste de l’humour avaient opté pour une acquisition par emprunt (leveraged buyout) au moment de racheter l’entreprise des mains de M. Rozon, en 2018. Cela signifie que la transaction s’est réalisée en endettant le groupe.

« Il y a eu un bon montant de dettes [au bilan] de la compagnie au départ », avait raconté M. Boucher devant le juge David R. Collier.

Il s’agit d’une stratégie courante dans le milieu des affaires. Elle peut cependant grandement réduire la marge de manœuvre d’une entreprise. Il peut être difficile de garder la tête hors de l’eau lorsque des imprévus, comme une pandémie qui empêche la tenue d’évènements comme des spectacles intérieurs ou des festivals, survient. M. Duguay et Mme Dicko estiment que JPR a été fragilisée par le poids de son endettement.

« C’est sûr que cela [l’acquisition par endettement] a fragilisé la compagnie, affirme Mme Dicko, qui a aussi parcouru le rapport de Deloitte. Cela met beaucoup de pression sur le bilan financier. »

Lourd boulet

Au moment de déposer le bilan, le groupe avait imputé sa débâcle à l’inflation – qui a fait bondir les dépenses pour organiser de grands évènements –, aux changements dans « l’industrie des médias » ainsi qu’à la « période difficile » que traversent les festivals gratuits. Le contenu du rapport de Deloitte permet également de constater que rapidement, le groupe a traîné un lourd boulet financier découlant de la stratégie d’acquisition de Bell, Groupe CH et CCA.

La question des ratios financiers a suivi JPR jusqu’à sa chute. Les voyants étaient au rouge en matière de ratios des « charges fixes, du fonds de roulement et [de l’]endettement », soulignait le contrôleur Christian Bourque, de la firme PwC, dans son rapport initial. Celui-ci est responsable de la restructuration judiciaire qui se déroule en vertu de la Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies (LACC) et qui prévoit la mise en vente des actifs de la société.

À l’exception de 2022, les années se sont terminées à l’encre rouge chez JPR depuis qu’elle appartient à Bell, Groupe CH et CCA, avait révélé M. Bourque devant la Cour supérieure. Selon le contrôleur, les pertes s’élèvent à 12 millions pendant cette période.

Selon l’échéancier du contrôleur, le sort de JPR pourrait être scellé dans la semaine du 13 mai prochain. C’est à ce moment que les offres retenues pour le groupe ou certains de ses actifs doivent être finalisées. M. Bourque avait affirmé, le 15 mars dernier, avoir eu « beaucoup d’approches » de la part d’« investisseurs potentiels ».

L’histoire jusqu’ici

Octobre 2017 : Gilbert Rozon est accusé d’inconduites sexuelles par une dizaine de femmes. Il est acquitté en décembre 2020.

Mars 2018 : ICM Partners – qui appartient maintenant à Creative Artists Agency – achète JPR.

Mai 2018 : Bell (26 %) et Groupe CH (25 %) deviennent actionnaires.

5 mars 2024 : JPR se place à l’abri de ses créanciers et sabre 70 % de son effectif, soit 75 postes. Le festival Juste pour rire/Just for Laugh est annulé.

En savoir plus
  • 1983
    Présentation du premier festival Juste pour rire
    source : juste pour rire
    7
    Divisions de JPR : festivals, production télévisuelle, production de spectacles, gérance d’artistes, distribution de contenu, production numérique, évènements corporatifs
    source : juste pour rire