Québecor vient de remporter une victoire payante. La Cour canadienne de l’impôt vient de valider une opération d’évitement fiscal que l’entreprise a réalisée il y a 16 ans, une décision qui pourrait faire économiser plus de 30 millions de dollars à l’entreprise.

Au début du mois, un juge a confirmé une perte en capital de 96 millions que le géant des télécommunications et des médias avait déclarée en… 2007. Au grand dam d’Ottawa : le gouvernement considérait que Québecor l’avait créée de toutes pièces dans le cadre d’une série de transactions visant uniquement à éluder l’impôt.

L’Agence du revenu du Canada contestait donc l’opération et a plutôt ajouté un gain en capital de 96 millions au bilan de l’entreprise, gain que la Cour canadienne de l’impôt (CCI) vient d’éliminer.

Dans le cadre du procès, Québecor a reconnu que ses transactions visaient bel et bien à faire de l’évitement fiscal. Mais le juge Sylvain Ouimet a tout de même conclu le 3 octobre que l’opération n’était « pas manifestement abusive ».

Dans le cadre de cette opération sophistiquée, Québecor et ses filiales se sont adonnées à un jeu de roulement et d’échange d’actions de Vidéotron et d’Abitibi-Consolidated qu’elles possédaient. Les transactions impliquaient aussi la liquidation d’une société apparentée ayant détenu ces titres.

« Sans l’avantage fiscal découlant de la série d’opérations désignées, aucune des opérations désignées dans la présente opinion n’aurait été effectuée », indique une lettre du cabinet KPMG déposée en cour.

La série de transactions a créé une perte de 96 millions que l’entreprise peut utiliser pour réduire ses impôts à payer, confirme la CCI dans sa décision.

Québecor n’a pas répondu à nos questions, notamment sur l’utilisation que l’entreprise a faite ou pourrait faire de cette perte. Aux taux d’imposition en vigueur cette année au fédéral et au Québec, elle pourrait rapporter 12,7 millions à Québecor en économies d’impôt, selon les fiscalistes ayant aidé La Presse à analyser la décision.

En plus de refuser cette perte en 2012, la ministre du Revenu national avait attribué à l’entreprise un gain en capital du même montant, qui aurait augmenté son impôt à payer pour 2007. Aux taux en vigueur à l’époque, un tel gain aurait coûté 18,4 millions en impôts supplémentaires à Québecor.

La cour élimine ce gain, en plus de confirmer la perte de l’entreprise. Québecor a bien fait de l’évitement fiscal, mais son opération est valide, tranche le juge.

« Puisque le délai d’appel n’est pas expiré, nous ne commenterons pas l’affaire au fond », a simplement déclaré l’entreprise dans un courriel non signé de son « équipe des affaires publiques ». « Nous vous invitons à lire la décision, qui reconnaît que Québecor a respecté rigoureusement les exigences de la loi et qu’il ne s’agit aucunement d’évitement fiscal contrevenant aux règles anti-évitement tel que souligné dans la décision. »

Camouflet

« Je serais extrêmement surpris que le fisc ne fasse pas appel de cette décision-là », dit Khashayar Haghgouyan, professeur de fiscalité de l’Université Laval.

À l’École des sciences de la gestion de l’Université du Québec à Montréal, son collègue Réginald Pierre-Louis est d’accord, même s’il estime la décision de la CCI tout à fait fondée.

Du point de vue du droit, je ne crois pas que ça devrait aller en appel, mais à cause de la somme en jeu, je suis persuadé qu’ils vont y aller.

Réginald Pierre-Louis, de l’École des sciences de la gestion

Selon M. Pierre-Louis, les avocats d’Ottawa auront du fil à retordre. Car même si Québecor s’est bel et bien adonnée à une suite de transactions à des fins d’évitement fiscal, l’opération a néanmoins permis de faire valoir des pertes bien réelles. Elles correspondent à l’argent perdu dans Abitibi-Consolidated, fusionnée à son concurrent Bowater en 2007, puis devenue Produits forestiers Résolu après un processus d’arrangement avec les créanciers des entreprises en 2010.

Revenu Canada n’a pas répondu aux questions de La Presse. « Afin de préserver l’intégrité de notre travail et en vertu des dispositions en matière de confidentialité des lois que nous administrons, l’Agence ne fait pas de commentaires sur les détails précis des affaires judiciaires, ce qui comprend la confirmation ou non de porter une décision en appel », a simplement fait valoir par courriel la porte-parole Kim Thiffault.

Les déboires d’une règle

Pour les avocats d’Ottawa, c’est un autre camouflet subi alors qu’ils tentaient d’utiliser la règle générale anti-évitement (RGAE). En principe, cette disposition de la Loi de l’impôt sur le revenu permet au gouvernement de refuser un avantage obtenu dans le cadre d’une opération d’évitement fiscal abusive.

Si l’Agence l’active, mais que le contribuable conteste sa décision, Ottawa doit non seulement démontrer qu’il a fait de l’évitement fiscal, mais aussi que ses transactions étaient « abusives ». C’est sur ce point que le gouvernement a échoué avec Québecor.

Selon un document que le ministère des Finances a produit sur la RGAE, Revenu Canada avait échoué 24 fois en 2022 à faire rejeter des opérations d’évitement fiscal en utilisant cette règle. La décision sur Québecor fait monter le compte à 25.

Le document du Ministère note qu’en cas de différend sur l’impôt, il revient habituellement au contribuable de réfuter les affirmations du fisc. Mais dans le cas de la RGAE, la jurisprudence a plutôt « imposé » au gouvernement « le fardeau d’établir que les opérations d’évitement frustrent l’objet et l’esprit » de la loi, note Ottawa.

Le gouvernement de Justin Trudeau compte d’ailleurs renforcer la RGAE, notamment en y ajoutant un préambule pour guider son interprétation par les juges, afin qu’elle s’applique comme prévu. Il instaure aussi de nouvelles pénalités pour les contribuables qui font de l’évitement fiscal.

Les changements doivent entrer en vigueur le 1er janvier 2024.

Le plus récent budget fédéral insiste sur l’importance de lutter contre l’évitement fiscal, qui « transfère le fardeau fiscal de ceux qui ont la volonté et la capacité d’éviter de payer des impôts à ceux qui ne l’ont pas ».

En savoir plus
  • 3,7 milliards
    Somme que l’Agence du revenu du Canada dit avoir récupérée en combattant l’évitement fiscal et les planifications fiscales abusives pour l’exercice 2021-2022
    source : Agence du revenu du Canada