(Ottawa) Des travailleurs étrangers temporaires recrutés à grands frais par des entreprises établies dans les régions du Québec se font courtiser et embaucher par des entreprises qui brassent des affaires à Montréal ou ailleurs au pays.

Ce phénomène a pris une telle ampleur depuis quelques mois que des propriétaires d’entreprises de Sept-Îles et de Trois-Rivières, entre autres, dénoncent ce « maraudage » qui frise le « cannibalisme économique ».

Cette situation, qui accentue la pénurie de main-d’œuvre déjà aiguë dans les régions, a vu le jour quelques mois après l’adoption d’une directive ministérielle du gouvernement Trudeau qui permet aux travailleurs étrangers temporaires ayant perdu leur emploi à cause de la pandémie de COVID-19 de dénicher un autre boulot ailleurs plus rapidement.

Or, cette directive ministérielle, qui est toujours en vigueur, a donné lieu à de l’abus, soutiennent Guillaume Harvey, président et directeur général de l’entreprise Le Groupe Nordique, à Sept-Îles, et David Guilbert, propriétaire de LTR Location, à Trois-Rivières. Ils réclament qu’Ottawa abroge cette directive le plus rapidement possible afin de mettre fin à « cet exode de travailleurs » qui fait mal aux régions.

Des départs par dizaines

Le président fondateur de RM Recrutement International, Régis Michaud, qui recrute des travailleurs à l’étranger pour des entreprises d’ici, s’insurge aussi contre le maintien de cette directive, qui a donné naissance, selon lui, à un réseau parallèle d’agences de recrutement. Ces dernières courtisent des travailleurs étrangers temporaires à peu de frais en leur faisant miroiter une sorte de Klondike à Montréal ou dans d’autres grandes villes du pays.

« Essentiellement, tous les travailleurs étrangers temporaires sont libres de changer d’emploi en ce moment à cause de cette directive », a affirmé M. Michaud. Auparavant, il a souligné qu’une entreprise devait attendre l’approbation des études d’impact sur le marché du travail (EIMT) par Ottawa avant d’embaucher un travailleur étranger. Aujourd’hui, l’entreprise doit simplement attendre de recevoir un accusé de réception de sa demande pour une EIMT pour procéder à l’embauche.

Au début de la pandémie, cette directive ministérielle était justifiée. Mais aujourd’hui, ce ne l’est plus. C’est le plein emploi partout. Et le gouvernement tarde à retirer cette mesure qui devait être temporaire.

Régis Michaud, président fondateur de RM Recrutement International

En tout, son agence a répertorié au moins 20 travailleurs étrangers temporaires qui ont profité des nouvelles règles pour quitter leur emploi de plein gré, entraînant des pertes nettes de près d’un demi-million de dollars pour les entreprises qui ont sollicité ses services.

À elle seule, Le Groupe Nordique a perdu depuis l’été dernier 8 des 30 travailleurs étrangers temporaires que l’entreprise avait recrutés aux Philippines au profit d’entreprises de la construction à Montréal, a affirmé M. Harvey. Son entreprise, qui offre des services de travaux de génie civil, de location d’équipements lourds et de conteneurs, de démolition et de restauration de sites, entre autres choses, a déboursé en moyenne près de 20 000 $ pour recruter chacun de ces employés étrangers et les faire venir au Québec.

« On a dépensé de gros sous pour avoir des travailleurs spécialisés. On est réglementés par le gouvernement. […] Cela fait 12 ans qu’on embauche des travailleurs étrangers. Il y a une longue liste de pénurie de main-d’œuvre au pays. On se fait marauder du monde, et ça nous coûte une beurrée », lance en entrevue Guillaume Harvey, visiblement exaspéré.

« On fait tout dans les règles de l’art. Mais d’un autre côté, on a un gouvernement qui nous complique la vie », a-t-il ajouté, soulignant que son entreprise offre des logements et des cours de français aux travailleurs étrangers.

« Le but de notre démarche, c’est que nos travailleurs restent au Canada, apprennent le français à Sept-Îles, pas l’anglais à Montréal. »

Digne du « Far West »

Pour sa part, LTR Location est aux prises avec un problème comparable. Six travailleurs étrangers temporaires que l’entreprise a recrutés à l’étranger ont aussi plié bagage pour aller travailler à Montréal ou ailleurs au pays, même si LTR Location a acheté des maisons pour les héberger avec leurs familles.

« On est en droit de se demander qui profite de cette mesure qui devait être temporaire. Ça crée une situation comparable au Far West dans le secteur du recrutement de travailleurs étrangers. C’est tout un modèle d’affaires qui est ébranlé alors qu’il y a une grave pénurie de main-d’œuvre », a soutenu David Guilbert, propriétaire de LTR Location. Cette entreprise se spécialise dans la location d’équipements depuis 1978 et compte plus de 100 employés. Son chiffre d’affaires annuel est de près de 30 millions de dollars.

M. Guilbert a indiqué avoir décidé de mettre sur pause le recrutement de travailleurs étrangers tant qu’Ottawa ne corrigera pas le tir. Cela pourrait forcer son entreprise à refuser des contrats, faute de travailleurs.

Des dirigeants d’entreprise comptent envoyer une lettre au ministre de l’Immigration, Sean Fraser, et aux députés du Québec pour dénoncer la situation. Le bureau du ministre Fraser n’avait pas répondu aux questions de La Presse au moment où ces lignes étaient écrites.