En roulant sur le bitume qui traverse l’ouest du Montana, Jason Junk se demande combien de temps il restera encore dans ce métier qui est son gagne-pain depuis 29 ans.

« Plus personne ne veut faire ça, parce que nous ne gagnons pas assez d’argent, explique le chauffeur de camion d’Edmonton. Ça n’en vaut plus la peine. »

Des salaires stagnants, des conditions de travail difficiles et la perception d’un manque d’appréciation du public sont tous des facteurs dans la décision, explique M. Junk, âgé de 49 ans.

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Jason Junk

Propriétaire-exploitant indépendant, il est passé à un horaire moins pénible en vertu d’un contrat avec une nouvelle entreprise le mois dernier, mais de nombreux camionneurs ont décidé de quitter complètement l’industrie depuis que la pandémie de COVID-19 a frappé.

Le camionnage est une industrie en crise. Alors que la demande de chauffeurs a grimpé en flèche pendant la pandémie, avec l’augmentation des ventes en ligne, le nombre de personnes entrées dans cette industrie a chuté, en raison de la stagnation des salaires, de l’évolution des habitudes de travail et des polices d’assurance prohibitives qui empêchent les nouveaux camionneurs de gagner leur vie convenablement.

En octobre, environ 332 000 chauffeurs de camion sillonnaient les routes du Canada, ce qui correspondait à peu près aux niveaux d’avant la pandémie. Pourtant, le secteur comptait environ 18 000 postes vacants pour les derniers mois, alors que les jeunes, les femmes et les travailleurs à l’âge de la retraite ont délaissé cet emploi, selon Trucking HR Canada. Les prévisions évoquent quelque 55 000 postes vacants pour 2023.

Malgré la rareté des chauffeurs, les salaires restent obstinément bas, notamment en raison des marges bénéficiaires très serrées dans ce secteur, a expliqué Stephen Laskowski, président de l’Alliance canadienne du camionnage. « C’est une industrie hyperconcurrentielle, a-t-il affirmé. Les salaires reflètent le coût des services de l’industrie du camionnage elle-même. »

Le prix des intrants, allant des composants de véhicules de plus en plus numérisés aux services de réparation et au carburant, continue d’augmenter dans un contexte où la chaîne d’approvisionnement est tendue et l’inflation, croissante.

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Jason Junk

La formation constitue un autre obstacle à l’arrivée de nouveaux chauffeurs — les cours coûtent entre 6000 $ et 12 000 $ pour des programmes de deux à trois mois. Les salaires de certains camionneurs s’élèvent à près de 44 850 $, sur la base d’un salaire médian de 23 $ l’heure, selon la banque d’emplois fédérale – bien que les camionneurs expérimentés puissent gagner plus du double de ce revenu annuel, selon les chauffeurs.

Pawan Kaur, qui gère l’école de conduite Toronto Truck Driving School, affirme que le nombre d’étudiants par mois a légèrement augmenté pour atteindre environ 25 au cours de la dernière année. Mais elle note que les récents diplômés ne peuvent trouver un emploi qu’auprès d’entreprises moins réputées qui versent de maigres salaires et exigent des séjours plus longs loin de la maison.

« Le problème auquel nous sommes confrontés est que les entreprises recherchent des chauffeurs expérimentés. Personne ne veut embaucher de nouveaux chauffeurs », a-t-elle affirmé, notant que seulement la moitié des 103,5 heures de formation requises en Ontario étaient données derrière un volant.

Le cercle vicieux des assurances

Sur papier, l’obtention d’un permis de semi-remorque lourd autorise son titulaire à prendre le volant d’un poids lourd. « Mais cela ne signifie pas que vous êtes réellement prêt à conduire une remorque de 53 pieds sur l’autoroute », a souligné Angela Splinter, directrice générale de Trucking HR Canada.

Les primes d’assurance reflètent cette situation. Elles sont en fait un élément clé du problème de main-d’œuvre de l’industrie, restant inaccessibles aux débutants, ou offertes à des prix prohibitifs.

« Il n’est plus possible de leur donner les clés de véhicules de 175 000 $ à 200 000 $ et de les envoyer sur la route — avec 100 000 $ de plus en cargaison dans la remorque », a expliqué Lisa Garofalo, vice-présidente de la division du camionnage chez le courtier en assurance Baird MacGregor Insurance Brokers.

Il en résulte un cercle vicieux : il faut avoir de l’expérience pour conduire un camion, mais on ne peut pas conduire de camion sans expérience — généralement au moins deux ans. « C’est grave, c’est un vrai problème en ce moment », a affirmé Mme Garofalo.

Une façon de sortir de cette impasse consiste à utiliser de très grands parcs de véhicules, qui ont des programmes de formation approuvés par les assureurs pour les nouveaux chauffeurs. Mais pour les plus petits parcs, les compagnies d’assurance passent au crible les équipes de chauffeurs pour en faire retirer les débutants.

Pour certains, le manque de respect envers les travailleurs du camionnage, qui sont des acteurs clés d’une économie qui dépend encore plus d’eux pendant la pandémie, a été la goutte d’eau de trop.

« Lorsqu’ils ont tout fermé, je partais deux ou trois semaines et je ne prenais pas de repas à l’extérieur du camion, se souvient M. Junk. Nous allons chez les clients pour décharger ou recharger, et nous ne sommes même pas autorisés à utiliser leurs toilettes. »

Les chauffeurs peuvent passer de longues heures et jusqu’à 14 jours d’affilée sur la route, dormir quelques nuits dans la cabine-lit ou le long de la chaussée. Plusieurs sont payés au kilomètre, ce qui signifie que les heures passées dans la congestion ou en attente d’une cargaison retardée représentent une perte de revenus.

Tout comme certains jeunes se sont détournés des emplois peu rémunérés du commerce de détail, les jeunes candidats au camionnage ont commencé à regarder au-delà de l’autoroute pour dénicher un travail plus attrayant. Plus de 40 % de la main-d’œuvre du camionnage a plus de 55 ans, selon Trucking HR Canada.

Des changements en vue ?

L’industrie a redoublé d’efforts pour attirer les camionneurs.

Quelques entreprises passent à un modèle de rémunération à l’heure, plutôt qu’au kilomètre, pour offrir aux employés une plus grande stabilité salariale. L’Alliance canadienne du camionnage a lancé une campagne dans les médias sociaux pour présenter le visage changeant de l’industrie aux jeunes Canadiens.

Pendant ce temps, une subvention fédérale à l’emploi des jeunes peut aider à couvrir le coût de la formation. Et le Programme des travailleurs étrangers temporaires d’Ottawa, qui fait venir environ 1500 chauffeurs par année, pourrait être mieux exploité, selon des observateurs.

Mais aucune de ces mesures ne peut combler le vide actuel. Des experts estiment que la profession devrait être réglementée comme un métier spécialisé, ce qui ouvrirait davantage de voies vers le financement gouvernemental, l’immigration et la formation.

L’Alliance canadienne du camionnage affirme également que les gouvernements fédéral et provinciaux doivent sévir contre les parcs de véhicules qui contournent la réglementation, notamment en ce qui a trait à la rémunération et aux plafonds sur les heures de conduite quotidiennes.

Entre-temps, le rôle des camionneurs dans les efforts visant à acheminer des fournitures dans les régions ravagées par les inondations du sud de la Colombie-Britannique a mis en évidence leur importance cruciale — et l’urgence d’augmenter leur nombre —, a souligné Barry Prentice, professeur de gestion de la chaîne d’approvisionnement à l’école de gestion Asper de l’Université du Manitoba.

« Cela témoigne du besoin pressant que les gens ont à ce stade de déplacer des marchandises », a-t-il affirmé, citant un vieux dicton : « Si vous l’avez acheté, un camion vous l’a apporté ».