« C’est sûr que la COVID n’a pas frappé tout le monde de la société de façon égale », lance Mostafa Henaway au bout du fil.

« Les travailleurs qu’on aide, ils n’ont jamais eu le privilège de faire du télétravail. » Ils n’ont jamais pu « s’ennuyer » ad vitam æternam entre les quatre murs de leur bureau de la maison, jamais pu passer des journées entières avec leur famille, enfermés, certes, mais loin du virus et de la peur tant de le contracter que de le transmettre. La pénurie de levure pour le pain maison, l’ennui, l’écœurantite de réunions Zoom ? « Les gens avec qui je travaille, poursuit M. Henaway, disaient plutôt : “Pourquoi, déjà, on est essentiels ?” »

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Mostafa Henaway, candidat au doctorat en géographie sociale à Concordia et porte-parole du Centre des travailleurs et travailleuses immigrants

Mostafa Henaway est candidat au doctorat en géographie sociale à Concordia et organisateur communautaire, et les gens avec qui il travaille n’ont pas arrêté une minute pendant la pandémie. Dans les entrepôts, les usines, les commerces, les centres de distribution… Il est porte-parole du Centre des travailleurs et travailleuses immigrants (CTI), organisme qui aide les travailleurs récemment immigrés, réfugiés, temporaires, sans-papiers… Les travailleurs au statut précaire, qui occupent souvent les emplois les moins payés de la société, aux conditions les plus dures. Les travailleurs qui ont notamment gardé les manufactures ouvertes et bien des grands commerces en marche.

L’organisme est en contact avec environ 500 personnes qui font appel à son aide. C’est ce groupe, le CTI, qui martèle depuis le début de la pandémie que les travailleurs de Dollarama, la chaîne de produits bon marché, sont mal protégés contre la propagation du virus. C’est aussi le CTI qui a multiplié les manifestations en ce sens depuis près d’un an. Et qui s’est finalement senti bien « validé », quand La Presse, samedi dernier, a révélé que Dollarama figurait au premier rang des entreprises à qui la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST) avait remis des constats d’infraction entre mars et décembre 2020.

Des magasins Dollarama un peu partout au Québec ont en effet reçu 11 des 53 constats remis pour non-respect des règles sanitaires dans les milieux de travail par l’organisme gouvernemental.

> (Re)Lisez l’article « Dollarama championne des infractions à la CNESST »

« On avait commencé à parler de ça en avril dernier », dit M. Henaway.

Et la CNESST a rapporté avoir visité 68 magasins Dollarama en décembre et remis 124 avis demandant la correction d’une situation ; de ce nombre, 11 ont donné lieu à des constats d’infraction. Parmi ces infractions, on notait le port de masques en tissu plutôt que celui de masques médicaux (dits de « procédure ») et le fait que des employés qui ne peuvent respecter la distanciation de 2 mètres avec les clients travaillaient sans avoir les lunettes de protection requises.

Dollarama a toujours rejeté ces accusations, a toujours assuré publiquement bien suivre les règles et continue d’affirmer qu’elle suit les directives.

« Depuis le début de la pandémie, Dollarama a mis en œuvre des protocoles liés à la COVID-19 dans ses magasins, et ce, de façon rigoureuse et conformément aux directives de la Santé publique. C’est alors avec grande surprise que nous avons accueilli le communiqué de presse émis par la CNESST en janvier dernier ainsi que les propos du ministre du Travail à notre égard. Nous avons été surpris et déçus d’être visés de cette façon », m’a réitéré, par courriel, vendredi, Lyla Radmanovich, porte-parole de la chaîne.

Dollarama dit depuis le début de la campagne du CTI qu’elle est visée injustement. Mais Mostafa Henaway trouve, au contraire, que de telles entreprises doivent être surveillées de près.

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Depuis le début de la pandémie, le Centre des travailleurs et travailleuses immigrants a multiplié les manifestations pour dénoncer le manque de protection des employés de Dollarama contre la COVID-19, comme ici au parc Jarry en juin.

Pourquoi ?

Parce que ce sont celles qui sont restées ouvertes tout le long de la pandémie. Celles qui ont continué à gagner de l’argent, à engranger les profits pendant que tant d’autres commerces étaient fermés. Comme les restaurants, les gymnases, les cinémas, les coiffeurs et comme tant de petites et moyennes entreprises qui ont été paralysées et durement heurtées financièrement et humainement, malgré les aides gouvernementales.

Dollarama, c’est une entreprise montréalaise, c’est notre Amazon, notre Walmart, il faut regarder ce qu’elles font.

Mostafa Henaway, porte-parole du Centre des travailleurs et travailleuses immigrants

Dollarama a été qualifié de « service essentiel » et ses magasins ont pu rester ouverts, tout comme les épiceries. Et l’entreprise a connu de bons résultats. Au troisième trimestre, elle rapportait une hausse de profits, une hausse du dividende et a annoncé qu’elle allait verser une prime de 300 $ à ses employés pour leur travail pendant la pandémie.

Mais sur le terrain, la réalité était difficile, affirme M. Henaway. Les travailleurs, affirme-t-il, ne se sentaient pas bien outillés, organisés contre le virus.

« Ils nous demandaient : “Pourquoi, nous, on ne peut pas rester à la maison pour être protégés ?” Ils auraient vraiment préféré, eux aussi, rester chez eux. »

Et ne pas avoir été exposés et ne pas avoir exposé les autres au virus.

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« Il faut se demander si c’était si nécessaire de choisir de ne pas fermer certains secteurs de l’économie », affirme Mostafa Henaway.

Et je me demande effectivement si on a bien fait de fermer les restaurants et les salles de théâtre, tout en gardant ouvertes à plein régime des entreprises œuvrant dans toutes sortes de secteurs, là où les éclosions se sont multipliées.

Parce que c’est comme ça qu’une bonne partie de la contagion s’est amplifiée : au sein des communautés les moins bien nanties, où vivent les travailleurs les moins bien payés, en plus de travailleurs de la santé en première ligne.

Des gens qui ne vivent pas dans des maisons spacieuses, avec balcons et jardins, chalet pour le week-end et accès à pied à toutes sortes de grands parcs, histoire de maximiser les possibilités de distanciation.

Je le répète : il faudra mettre la loupe sur les choix économiques qui ont été faits pendant la pandémie. Qu’est-ce qui était vraiment essentiel ?