(Montréal) Cela fait presque cinq ans qu’Alain Bellemare a été embauché dans l’espoir de donner un nouvel élan à Bombardier. Alors que le constructeur d’avions et de trains entre dans le dernier droit de son plan de redressement, le redécollage se fait toujours attendre et l’entreprise, lourdement endettée, étudie ses options — qui se traduisent souvent par des ventes d’actifs — pour assainir son bilan.

Si les actionnaires ont pu avoir l’impression que le pire était passé à l’été 2018 lorsque l’action a atteint près de 5,40 $ à la Bourse de Toronto, ceux-ci ont peu de raisons de se réjouir depuis. Les turbulences de la division aéronautique ont migré vers le secteur ferroviaire, faisant en sorte qu’il semble de plus en plus difficile d’entrevoir la lumière au bout du tunnel.

Résultat : le titre de la multinationale québécoise se négocie aux alentours de 1,25 $ à la Bourse de Toronto, sous le cours de 2,63 $ qui prévalait lorsque M. Bellemare a été nommé, le 13 février 2015.

Entre-temps, le président et chef de la direction de Bombardier, dont la rémunération a fait les manchettes à plus d’une reprise, a touché près de 23 millions US depuis quatre ans — 15 millions US en salaire de base et primes diverses ainsi que 8 millions US grâce à l’exercice d’options sur des actions en 2018.

« Le défi était important, mais on ne peut pas dire que c’était un succès, a estimé le directeur général de l’Institut sur la gouvernance d’organisations privées et publiques (IGOPP), Michel Nadeau, au cours d’un entretien téléphonique. M. Bellemare devait remettre la compagnie sur les rails et ce n’est pas le cas. Elle demeure dans une situation précaire, et il y a beaucoup moins d’actifs pour rembourser la dette. »

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Le président et chef de la direction de Bombardier de Bombardier a assisté au lancement du nouveau jet A220 de Air Canada, le 15 janvier.

Dans le contexte actuel, certains se demandent si le traitement salarial octroyé à l’ex-cadre de United Technologies est justifié. S’il peut être difficile de répondre à cette question de manière définitive, une chose est sûre : même s’il a empoché une somme importante jusqu’ici, M. Bellemare aurait pu toucher davantage si le cours de l’action de la société n’avait pas piqué du nez.

Une importante partie de la rémunération globale du dirigeant est octroyée sous forme d’options sur des actions, que l’on peut exercer si le cours du titre dépasse un seul préalablement fixé. Actuellement, celles-ci ne valent pratiquement rien.

« Il avait énormément d’incitatifs pour réussir, a estimé Michel Magnan, un expert en gouvernance et professeur à l’Université Concordia. Même avec cela, on ne peut pas dire que [son plan] est un succès. Autrement, M. Bellemare serait “centimillionaire”. »

Turbulences immédiates

Lorsque M. Bellemare a pris la relève de Pierre Beaudoin aux commandes de Bombardier, en 2015, la dette à long terme de Bombardier était de plus de 7 milliards US — elle est aujourd’hui supérieure à 9 milliards US. M. Bellemare a rapidement été confronté à une crise des liquidités puisque la société tablait simultanément sur trois programmes : la C Series, l’avion d’affaires Global 7000 — maintenant appelé Global 7500 — et le jet d’affaires Learjet 85, dont le développement a été abandonné. La précarité du bilan financier avait même incité M. Bellemare à affirmer que la compagnie avait frôlé la faillite.

Depuis, le visage de la compagnie a considérablement changé : la Caisse de dépôt et placement du Québec détient 30 % de Bombardier Transport et Airbus est maintenant aux commandes de la C Series, rebaptisée A220. La cession des programmes turbopropulseurs Q400 et des jets régionaux CRJ a marqué la fin d’une aventure dans l’aviation commerciale qui se sera échelonnée sur trois décennies. Les usines de fabrication de pièces d’aéronautiques de Bombardier à Belfast (Irlande du Nord) et Casablanca (Maroc) ont été vendues à l’américaine Spirit Aerosystems.

À court terme, les obligations financières de Bombardier n’inquiètent pas. Mais des retards remarqués avec certains contrats importants et des problèmes au Royaume-Uni, avec les Chemins de fer fédéraux suisses et en Allemagne, se traduiront par une perte d’exploitation imprévue chez Bombardier Transport. Ces éléments figurent parmi les raisons ayant incité la société à se distancier du plan de redressement présenté aux investisseurs par M. Bellemare à l’automne 2015 et viennent compliquer son désendettement.

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« La compagnie demeure dans une situation précaire, s’est inquiété M. Nadeau. Il reste beaucoup moins d’actifs qu’auparavant pour rembourser la dette. »

Ce portefeuille d’actifs risque également de continuer à s’amenuiser. En plus de laisser planer un doute sur sa participation dans la Société en commandite Airbus Canada, qui contrôle l’ex-C Series, l’entreprise serait en discussions avec Alstom pour lui céder sa division ferroviaire. Certains analystes ont également évoqué une cession potentielle de la division des avions d’affaires, très présente au Québec.

Malgré tous les changements, M. Magnan estime qu’on ne peut pas affirmer avec certitude que l’avenir de Bombardier est assuré, alors que des problèmes opérationnels subsistent.

Selon lui, si le dirigeant de la multinationale s’est rapidement attaqué aux problèmes financiers, les problèmes d’exploitation, eux, semblent loin d’être réglés.

« La vraie question, c’est : est-ce que M. Bellemare a été le fossoyeur de Bombardier ou son sauveur ? s’est-il demandé. On peut dire que l’entreprise est encore en vie, mais ce qui reste est une pâle copie de l’image d’il y a cinq ans. »

À repenser ?

Depuis son arrivée, les primes annuelles — dont le versement est conditionnel à l’atteinte d’objectifs fixés par l’entreprise — touchées par M. Bellemare ont totalisé 9,5 millions US.

Pour le professeur à l’Université Laval Ivan Tchotourian, qui se spécialise entre autres dans la gouvernance de sociétés, la situation actuelle devrait inciter le comité de rémunération de Bombardier à se poser des questions.

« On peut quand même s’interroger, a-t-il dit au cours d’un entretien téléphonique. Il faut bien réfléchir aux critères, il ne faut pas qu’ils soient trop faciles à atteindre pour que les primes aient l’air d’un salaire [déguisé]. »

La rémunération des dirigeants de Bombardier devrait une fois de plus faire les manchettes lorsque la compagnie déposera, auprès des autorités réglementaires, sa circulaire de sollicitation — dans laquelle les émoluments sont présentés — en vue de son assemblée annuelle des actionnaires, qui devrait avoir lieu au printemps.

Pour le directeur général de l’IGOPP, la multinationale devra faire preuve de « sérieux » en ce qui a trait aux primes versées à ses patrons à la lumière de la performance financière de 2019, qui s’annonce décevante.