La petite entreprise de Jean-François Gauthier a mis au point dans l’urgence une formule de gel désinfectant. C’est alors que le problème des bouteilles s’est posé. Une invraisemblable course à obstacles…

Le premier appel à l’aide est arrivé le 26 mars par courriel. Puis le téléphone de Jean-François Gauthier s’est mis à sonner. « Les [sièges sociaux] des pharmacies nous appelaient directement, relate-t-il. On nous disait : “On n’est pas capables de s’approvisionner en gel désinfectant. Peux-tu nous offrir quelque chose ?” »

Il n’en avait jamais produit, de près ou de loin.

Fondée en 2011 par Jean-François Gauthier et sa conjointe, Trend Innovations fabrique et distribue, notamment en pharmacie, des textiles imprégnés d’analgésique.

« On s’est dit : “Il y a vraiment une crise majeure, on peut mettre ce qu’on fait sur pause pour voir si on est capables d’aider.” »

L’entreprise montréalaise, qui comptait une quinzaine d’employés, détenait déjà une licence d’exploitation de Santé Canada. « On était capables de développer quelque chose rapidement. »

En effet.

En une semaine, le chimiste de l’entreprise a mis au point deux formules de désinfectant, pour les mains et pour les surfaces. Le 3 avril, Santé Canada les approuvait.

Il fallait maintenant les fabriquer.

Une bonne rasade d’alcool

L’entreprise utilisait une cuve pharmaceutique de 700 litres. Sa production changeait d’échelle : il en a commandé une de 15 000 litres. « Nos produits habituels ne sont pas des matières dangereuses, alors que l’alcool est inflammable. Ça a été un crash course pour tout le monde. »

Pour pouvoir valider les lots à l’interne, l’entreprise a installé son propre laboratoire de contrôle de qualité. Accessoirement, il a fallu acquérir un nouveau chariot élévateur – « notre autre était surchargé ».

Il ne restait plus qu’à embouteiller.

PHOTO ALAIN ROBERGE, LA PRESSE

De 12 000 à 15 000 bouteilles de désinfectant sont fabriquées à l’heure.

Je n’avais pas vu venir le problème des bouteilles. Je pensais que c’était quelque chose de très commun.

Jean-François Gauthier

Erreur. Tout le Québec confiné se dispute les bouteilles et il n’en trouve aucune. Il se résout à les faire fabriquer lui-même et part en quête d’un mouleur. « C’était ça ou rien, raconte-t-il. Je les ai tous appelés. La plupart étaient fermés. »

Début avril, il repère Plastiques Milsi, un extrudeur de Longueuil qui travaille en sous-traitance. « Je me suis présenté sur place parce que j’ai appelé à de nombreuses reprises et ça n’a pas répondu. »

Coup de chance, son président, Guy Plourde, est présent. « J’avais apporté des échantillons de bouteilles. Je lui ai dit : “Es-tu capable de faire ça ?” »

Parce qu’il était fermé, « il était ouvert au projet ».

Guy Plourde aurait pu douter du sérieux de ce survenant. Pour prouver sa détermination, Gauthier lui envoie le jour même un bon de commande pour des moules de bouteilles. « Il m’a vite rappelé. »

Nouveau problème : les fabricants de moules sont fermés, eux aussi. « Je suis une entreprise essentielle, je peux autoriser ton ouverture si tu acceptes », dit-il à un petit atelier spécialisé.

Un peu de magasinage…

Il y avait encore loin de la bouteille aux lèvres. Pendant que Guy Plourde adapte son équipement de production, Jean-François Gauthier magasine la machinerie d’embouteillage. Il pense d’abord acheter neuf, mais les délais de livraison sont trop longs. « On a acheté ce qui était disponible immédiatement. »

C’est-à-dire une chaîne d’embouteillage d’occasion, qui avait eu autrefois la noble tâche d’embouteiller de la bière – une autre forme d’alcool. Il y adjoint un appareil d’étiquetage.

« Il fallait trouver où installer ça pour faire une chaîne d’approvisionnement qui soit logique. »

La logique le mène directement chez Milsi, au bout de la machine d’extrusion-soufflage de ses bouteilles. « On a carrément converti son usine, avec un superbe partenariat ! », commente-t-il avec enthousiasme.

Reprenons notre souffle pour insérer ici une note humaine.

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Trend Innovations propose du gel désinfectant pour les mains et pour les surfaces.

Il y a de grosses décisions à prendre chaque semaine, et très peu de temps pour les prendre. C’est comme si chaque jour, on avait une Coupe Stanley à gagner. Il faut mettre la rondelle dans le but et il n’y a pas de lendemain !

Jean-François Gauthier

Pour le financement tant que pour les questions scientifiques et techniques, le CNRC a apporté un soutien essentiel, tient-il à souligner.

La production a été lancée le 23 avril. Elle roule depuis à plein régime. La chaîne embouteille de 12 000 à 15 000 bouteilles à l’heure. « On a déjà commencé à livrer chez les distributeurs pharmaceutiques, les pharmacies et les gouvernements », indique le nouvel embouteilleur.

En deux semaines, le nombre de ses employés est passé de 16 à 34.

La pression ne diminue pas pour autant.

« On pensait ralentir un peu, mais ce sont maintenant nos clients américains qui nous appellent. On repart de plus belle ! »

Il a fait connaissance avec l’insomnie.

« Je me réveille la nuit aux alentours de 2 h du matin, confie-t-il. Je fais juste penser à comment on peut faire pour augmenter la productivité. »

En mai, le volume était si élevé qu’il a dû doubler sa capacité d’embouteillage avec une nouvelle installation, à proximité de Misli. « Avec ces deux installations, dit-il, nous pouvons fournir nos clients même en cas de deuxième vague plus grande que la première. »

« Une fois que le train est parti, tu ne peux même plus sauter ! formule l’entrepreneur. Tout le monde travaille ensemble. Le train roule, en ce moment, et il n’est plus arrêtable. »