Le scandale de la manipulation des devises qui ébranle la Banque d'Angleterre, de grandes banques et la haute finance de Londres redonne des munitions aux pourfendeurs de la spéculation financière, un «ogre» qui menace toujours plus l'économie réelle.

L'ex-gouverneur de la Banque du Canada, Mark Carney, maintenant à la tête de la Banque d'Angleterre (BdA), est sur la sellette en raison d'un énorme scandale de manipulation des devises impliquant son institution et des banques internationales.

Interrogé durant près de cinq heures la semaine dernière par une commission parlementaire, le Canadien aux commandes de la banque centrale britannique depuis moins d'un an s'est dit déterminé à faire la lumière sur ce dérapage «extrêmement grave».

À ce jour, l'enquête des autorités en Amérique du Nord, en Europe et en Asie a conduit à la suspension de 22 négociateurs soupçonnés d'avoir influencé le cours des devises. Un employé de la BdA a aussi été suspendu.

Quinze banques des deux côtés de l'Atlantique sont impliquées dans ce scandale qui touche le négoce de devises - une affaire de 5300 milliards US par jour -, soit le plus grand marché du monde.

Mais quoi qu'en dise M. Carney, des experts clament que le problème ne se limite pas à une poignée d'individus attirés par l'appât du gain. Il découle plutôt de la spéculation laissée encore sans balises.

À 95% spéculatif

Conférencier, auteur de plusieurs livres et professeur à l'Université de Liège, en Belgique, Éric Toussaint explique dans une nouvelle analyse comment le marché des changes a explosé depuis 40 ans, si bien que sa taille dépasse largement l'économie réelle.

Les banques sont les grands joueurs sur ce marché dont le vice majeur est le suivant: plus de 95% des échanges de devises sont de type spéculatif. Donc, une infime partie des transactions concerne des investissements concrets ou le commerce de biens et services.

Selon Toussaint, les banques «usent et abusent» de leurs liquidités énormes pour faire des gains sur les différentiels de taux de change.

Or, de 1970 à 2013, le volume des échanges sur les monnaies a été multiplié par plus de 500, passant de 10 milliards à... 5300 milliards US par jour.

En théorie, le rôle du marché des devises est de faciliter les échanges commerciaux. Mais en 2013, les transactions liées au commerce de marchandises ne représentaient même pas 2% des échanges quotidiens de monnaies.

En 1979, il fallait 200 journées d'activité du marché des changes pour atteindre le volume annuel des exportations mondiales. L'an dernier, 3,5 journées ont suffi. Le reste du temps, on a donc spéculé.

En 2013, quatre banques contrôlaient 50% du marché des changes (Deutsche Bank et Citigroup, avec 15% chacune; Barclays et UBS, avec 10% chacune). En ajoutant six autres banques (dont HSBC et Bank of America), on atteint 80% du marché. La moitié des échanges a lieu à Londres, soit dans la cour de la BdA.

«Cela indique à quel point ces activités [...] sont déconnectées de l'économie productive», écrivait M. Toussaint dans un commentaire la semaine dernière.

Un premier pas en Europe

La spéculation en vue de faire un gros profit à très court terme, voire en quelques heures, est un «ogre hors de contrôle», a clamé la Banque mondiale durant la crise financière 2008-2009. De «la pornographie», rajoutait un jour le légendaire investisseur Warren Buffett.

Pour d'autres, c'est surtout une menace pour l'économie réelle.

Sur le marché vital des matières premières, par exemple, on achète et revend un peu plus cher des montagnes de blé ou de maïs dans le seul but de faire de l'argent. Nombre d'études ont fait ressortir les dangers de ce phénomène, qui a provoqué une flambée des prix alimentaires, il y a trois ans, mais aussi des émeutes dans des pays en développement.

Face à la grogne populaire, un accord de principe a enfin été obtenu en janvier au Parlement européen pour mieux encadrer le marché des matières premières, qui repose sur des transactions effectuées à la nanoseconde.

Chaque pays du Vieux Continent doit cependant mettre en pratique ces nouvelles règles, ce qui est loin d'être fait face à une forte résistance. Sur ce sujet complexe, le lobby financier rétorque que la spéculation a aussi du bon, notamment en améliorant la liquidité des marchés, ce qui aide les acteurs de l'économie réelle.

Reste que le scandale des devises à Londres va redonner des munitions aux pourfendeurs de ces «casinos financiers».

Et pour une rare fois, le milieu bancaire est inquiet. Les banques visées ont mis de côté un gros magot - 40 milliards US - pour couvrir leurs frais juridiques et les amendes prévues dans cette affaire. Assez pour qu'un ogre perde l'appétit?