Comme ils le font chaque jour, des soldats de la garde présidentielle grecque s'avancent solennellement en fin d'après-midi pour relever les collègues veillant sur le Tombeau du soldat inconnu.

Comme d'habitude aussi, des touristes brandissent leur appareil photo pour mitrailler les protagonistes de ce singulier spectacle, qui avancent, d'un pas saccadé, avec leur jupe plissée et leurs chaussures ornées de pompons rouges.

Difficile, en observant l'immuable rituel, et l'air paisible des résidants d'Athènes savourant un café sur la place voisine, de réaliser que la Grèce est en pleine tourmente. Et pourtant.

Mercredi dernier, les fonctionnaires du pays ont donné une illustration concrète des enjeux auxquels est confronté le pays en convergeant vers le parlement pour protester contre le plan d'austérité annoncé par Athènes. Le premier ministre Georges Papandréou multiplie les annonces de coupes pour tenter de rassurer les marchés financiers, qui s'inquiètent de la capacité du pays à honorer ses dettes.

Gel des salaires dans la fonction publique, suppression des primes, suspension des embauches, augmentation projetée de l'âge de la retraite, hausse des impôts... Toutes les avenues sont bonnes pour tenter de mettre un terme à la flambée des taux d'intérêt réclamés par les créditeurs de l'État grec, aux prises avec un déficit de près de 13% du PIB et une dette excédant 110% du PIB.

«C'est une guerre contre les travailleurs. Nous répondrons par la guerre jusqu'à ce que la politique ait changé de voie», a prévenu alors un militant d'un syndicat proche du Parti communiste.

Le président du principal syndicat de fonctionnaires du pays, Spyros Papaspyros, se montre plus modéré dans ses propos. Tout en prévenant qu'une autre journée de débrayage aura lieu dans une dizaine de jours.

«Les fonctionnaires et les retraités doivent être protégés», souligne en entrevue le dirigeant syndical, qui n'exclut pas une montée en tension si le gouvernement est «injuste» dans ses coupes.

La population, confrontée à un chômage excédant la barre des 10%, se montre jusqu'à maintenant plutôt solidaire des mesures d'austérité du gouvernement socialiste. Un récent sondage indique que plus de 60% des Grecs sont d'avis qu'il faut sérieusement redresser la barre.

«Il faut que nous fassions tous un effort», résume Ioanna Papagianni, élégante femme croisée au coeur de la capitale grecque. Loin de se montrer inquiète de l'économie, elle relève que les ventes vont bien dans la bijouterie où elle travaille.

Anarguros Ronssos, informaticien de 34 ans, se montre moins conciliant avec le gouvernement. «On manipule les gens pour leur faire accepter des mesures qui ne passeraient pas si les élus disaient toute la vérité», souligne-t-il.

Comme lui, plusieurs Grecs voient dans la crise actuelle l'action d'obscurs acteurs du marché financier qui cherchent à profiter de la fragilité de l'État ou à le punir pour des raisons idéologiques.

La thèse est défendue notamment par l'économiste Ioannis Milios, professeur à l'Université technique d'Athènes, qui s'indigne des critères de convergence économique imposés par l'Union européenne pour limiter les déficits publics.

«La crise est vue comme une occasion d'imposer des réformes qui favorisent le capital plutôt que les travailleurs», dit-il.

L'économiste George Pagoulatos, professeur à l'Université d'Athènes d'économie et d'affaires, croit que la Grèce ne peut faire autrement que de s'engager dans un plan sévère d'austérité puisque sa situation budgétaire est devenue «pratiquement insoutenable». Il pense que les mesures annoncées devraient permettre de ramener le calme dans les mois qui viennent et de réduire les taux d'intérêt exigés par les marchés.

Avertissements

Les avertissements relatifs à la précarité de la situation de la Grèce, qui a vu son PIB reculer de 2% en 2009, n'ont pas manqué au cours de la dernière année.

Dans une analyse parue en juillet, l'OCDE relevait notamment qu'Athènes n'avait «pratiquement pas de marge de manoeuvre sur le plan budgétaire» et devait rapidement assainir ses finances pour «éviter les réactions négatives des marchés».

L'inquiétude relative au pays est exacerbée par l'opacité de ses statistiques économiques. À l'automne, le gouvernement socialiste avait créé un choc, peu après son arrivée au pouvoir, en annonçant que le déficit pour 2009 serait largement plus élevé que ne le prédisait son prédécesseur conservateur.

Le New York Times vient d'ajouter aux inquiétudes en affirmant que la Grèce a utilisé de complexes montages financiers élaborés par Goldman Sachs pour cacher une partie de sa dette.

L'Union européenne, qui cherche à endiguer la chute de l'euro générée par les craintes sur la situation du pays, a voulu contrer ces inquiétudes la semaine dernière en annonçant que les comptes grecs seraient désormais examinés à la loupe par la Commission européenne, la Banque centrale européenne et le Fonds monétaire international.

M. Papandréou, qui est favorable à une plus grande transparence, pense que le rétablissement de la situation passe aussi par la lutte contre la corruption et l'évasion fiscale. Dans un cas comme dans l'autre, la tâche s'annonce titanesque.

La corruption est présente jusque dans le quotidien des Grecs, qui doivent fréquemment payer des dessous de table pour obtenir des soins ou faire avancer le traitement de leur dossier dans les agences gouvernementales.

Selon Transparency International (TI), 13% d'entre eux disent avoir versé des pots-de-vin en 2008. Le pays fait aussi piètre figure dans un rapport plus récent de l'organisation, qui en parle comme d'un cas «particulièrement préoccupant».

«La mauvaise performance de la Grèce démontre que l'entrée dans l'Union européenne ne se traduit pas automatiquement par une diminution de la corruption», soulignent les dirigeants de TI.

Contrer l'évasion fiscale

L'évasion fiscale, qui fait presque figure de sport national dans les classes moyenne et aisée, est un autre défi de taille.

«Des professionnels qui disposent de cabinets dans les rues les plus coûteuses de la capitale déclarent des revenus de 10 000 euros par année. C'est absurde», souligne une résidante de la capitale.

Les chauffeurs de taxi ont donné une criante illustration la semaine dernière de l'ampleur du problème en décidant de faire grève, pendant 24 heures, pour protester contre la volonté du gouvernement de leur imposer de nouveaux compteurs.

Ces appareils rendraient le métier «plus difficile, voire impossible», a prévenu le principal syndicat du secteur, en évoquant leur impact fiscal. Un chauffeur interrogé par La Presse a résumé les choses plus crûment.

«Je ne veux pas payer plus d'impôts que je n'en paie déjà», souligne Yannis Vasiliou, qui se félicite, sans sourciller, de déclarer au fisc moins de la moitié de ses revenus réels.

«Pourquoi est-ce que je devrais leur donner mon argent? Sont-ils plus intelligents que moi?», demande le chauffeur, qui traite en bloc les élus grecs de «bandits».

Au dire de la Banque mondiale, l'économie au noir représenterait près du tiers du PIB. «Si la Grèce avait un système de perception d'impôts efficace comme celui de pays comme la France et l'Allemagne, nous n'aurions pas les problèmes financiers que nous avons aujourd'hui», relève l'économiste Savas Robolis, de l'Institut du travail grec.

Bien que nombre de Grecs reconnaissent que le pays a une responsabilité importante dans ses déboires, l'imposition d'une forme de «tutelle» par les autorités européennes est mal accueillie. Le premier ministre en a lui-même donné un écho à la fin de la semaine dernière en déplorant que le pays ait «perdu une part de sa souveraineté».

Le quotidien Kathimerini, plus mordant, a illustré son irritation à ce sujet en représentant M. Papandréou comme un clochard qui passe le chapeau avec l'appui d'un joueur d'accordéon symbolisant l'Union européenne.

Le journal relève que la formation socialiste au pouvoir a clairement accepté de jeter aux poubelles ses idéaux «d'indépendance nationale, de souveraineté populaire et d'émancipation sociale» pour tenter de calmer le jeu.

Nicolas Neroulidis, un traducteur qui partage son temps entre la France et la Grèce, résume bien le sentiment populaire en soulignant qu'il préfère ne pas trop lire les journaux par les temps qui courent. «C'est à la limite de l'humiliation... Si j'étais dans le gouvernement, je démissionnerais pour protester contre le niveau d'ingérence de l'Europe», souligne-t-il en insistant sur le caractère exagéré de la crise.

«Dans quelques mois, tout se sera calmé et on pourra avoir une idée plus claire de ce qui s'est passé. Là, c'est la tempête», conclut M. Neroulidis.