La porte du succès s'ouvre devant GameBrotherz. Mais son président fondateur, Luc St-Pierre, est pour l'instant incapable d'en franchir le seuil.

En février, au dernier Toy Fair de New York, la jeune entreprise de Gatineau avait présenté ses trois nouveaux jeux familiaux: Spuzzle, une compétition pour l'assemblage de petits puzzles, Monsieur Facteur junior, une course à la livraison de courrier, et Boo, une fuite dans une sympathique maison hantée.

L'objectif du jeu new-yorkais: trouver des distributeurs.

Enthousiasme

Deux jours après le passage de La Presse au stand de GameBrotherz, Luc St-Pierre nous avait informé des derniers développements, dans un courriel vibrant d'enthousiasme: «Fundex Games, ACD distribution et BriarPatch veulent distribuer nos jeux pour tous les États-Unis, nous dealons sur place présentement.»

Les trois jeux ont reçu le même accueil à la foire GAMA de Las Vegas, à la mi-mars.

«Aux États-Unis, on vient de s'entendre avec ACD distribution», relate-t-il fébrilement, dans les bureaux de La Presse où il est venu à l'improviste. «On va signer pour 3000 exemplaires en Australie en mai. On est en négociations avec TF1 en France. Israël et le Costa Rica sont dans le portrait...»

Mais Luc St-Pierre, à court de fonds, n'est pas en mesure de donner suite aux commandes. Deux conteneurs de jeux sont bloqués dans un port chinois, en attente de paiement.

Les institutions financières refusent de lui consentir le prêt nécessaire. «Les banques veulent que je paie ma dette de 80 000$», confie-t-il.

Sa principale erreur? Avoir trop dépensé pour des services juridiques et comptables qui lui ont coûté les yeux de la tête - abusivement, estime-t-il.

Les sociétés de capital de risque et les investisseurs privés qu'on lui a présentés se montrent trop gourmands. Luc St-Pierre se refuse à exclure ses deux coinvestisseurs de la première heure, ou de céder le contrôle de l'entreprise à des sauveurs qui viendraient tirer les marrons du feu.

De leur côté, les prêteurs institutionnels se défilent. «Au début, leur excuse, c'était «Comment tu vas vendre tes jeux, tu ne vas pas aller de magasin en magasin», raconte-t-il. J'ai trouvé les meilleurs distributeurs et je reviens: «Ça ne marche pas, tu as une dette.» Il y a toujours quelque chose!» Ses yeux bruns évoquent ceux de Maurice Richard en face du gardien de but adverse, quand un défenseur accroché à son dos l'empêchait de tirer.

«Mais la raison, au fond de l'histoire, c'est qu'ils ont peur du segment des jeux de société, poursuit-il. Ils n'ont jamais vu ça et ils ne savent pas quoi faire.»

Une partie serrée

Il faut admettre que c'est un secteur qui fait beaucoup plus de perdants que de gagnants.

«Les grands succès dans les jeux sont très médiatisés, mais il y a des centaines et des centaines de personnes qui s'essaient et qui ne réussissent pas», décrit Claude Alary, président de Jeux Alary, qui édite et distribue des jeux de société depuis 12 ans. «Quelquefois, ça brise des ménages, les gens perdent leur maison parce qu'ils ont tout hypothéqué. C'est un domaine très risqué.»

Malgré tout, des cohortes d'inventeurs de jeux, qui rêvent de reproduire le succès de Trivial Pursuit, viennent cogner à la porte d'éditeurs comme Jeux Alary.

Ce sont des partenaires très particuliers. «Ils t'appellent tous les deux ou trois jours pour te dire qu'ils sont passés devant telle boutique et qu'elle n'a pas leur jeu», décrit Claude Alary, qui ne répond plus à leurs demandes. «Un inventeur qui n'a qu'un jeu et qui a mis toute sa vie dedans, c'est lourd à gérer pour un distributeur, alors que j'ai des dizaines et des dizaines de jeux d'un éditeur européen, qui ne m'achale pas.»

Pour sa part, Luc St-Pierre a préféré dès le départ fonder sa propre entreprise.

Trois ans d'errance

Il a créé GameBrotherz en 2008, au retour d'une errance de trois ans autour du monde, entreprise à la suite du décès de son amie. Il a imaginé alors une vingtaine de jeux, dont il a fait des modèles en carton dans son appartement.

L'homme de 33 ans est un phénomène. Pour donner l'impression d'une entreprise à la hauteur de la qualité de ses jeux, il a créé des services auxquels il a affecté des responsables fictifs. C'est toujours lui qui répond aux courriels adressés à chacun. «Je dors deux heures par nuit», assure-t-il.

Éparpillé? Il vibre plutôt d'une intense créativité qui a besoin d'être canalisée.

Pour réaliser le graphisme (excellent) de ses jeux, il s'est adressé à l'agence de communication Innovacom, en Outaouais.

«Avec un gars qui arrive comme avec des projets comme ça, on a toujours un peu d'appréhension, relate Jean Brunette, vice-président et directeur artistique. En 35 ans, on en a vu d'autres et on n'est pas toujours preneurs. Lui, c'était différent.»

Car Luc St-Pierre avait des idées à revendre. Il explique qu'il a lui-même guidé les graphistes d'Innovacom. «Ils m'ont mis dans un studio d'enregistrement, et pour tout ce que vous voyez sur la boîte, je leur ai décrit ce que je voyais, narre-t-il. Je leur économise de l'argent. Eux, ils présentent habituellement trois projets. Moi, ça sort comme ça, en cinq minutes.»

Jean Brunette exprime cette collaboration en d'autres mots: «Je l'écoute, dit-il. C'est un créateur. Mon rôle, c'est de l'aider à verbaliser ce qu'il a dans la tête. Je lui demande de se promener dans l'univers du jeu qu'il vient de créer. Il m'amène en voyage dans sa tête.»

Jean Brunette s'étonne autant de son acharnement que de l'inspirant foisonnement de ses idées. «C'est ce qui nous rattache et qui nous motive, lance-t-il: on veut le voir réussir.»

Luc St-Pierre espère poursuivre la partie, faire un autre tour de la planche de jeu. Mais il doit d'abord passer Go et encaisser 200$... et un peu plus.