Vous connaissez l’expression « quadrature du cercle » ?

Si oui, vous savez que c’est une opération mathématique impossible à résoudre, bien qu’on puisse se rapprocher d’une certaine solution. C’est un peu ce qui se passe avec l’immigration économique au Québec, qui divise entrepreneurs, économistes… et le premier ministre François Legault.

L’entrepreneur Yves Chabot en sait quelque chose. Son entreprise Stelpro, bien connue pour ses produits de chauffage électrique, manque cruellement de main-d’œuvre.

PHOTO ANDRÉ PICHETTE, ARCHIVES LA PRESSE

Yves Chabot, président de Stelpro, et François Séguin, vice-président, exploitation, en 2016

Il est toujours à la recherche de 15 à 20 employés pour son usine de Saint-Bruno-de-Montarville, qui en compte 350. Même chose pour les 170 « cols blancs » de son organisation, qui comprennent des ingénieurs1.

Ces manques d’employés pèsent lourd sur ceux qui restent et freinent l’entreprise dans sa croissance, m’explique Yves Chabot, interpellé par ma chronique « L’immigration payante de François Legault ».

> (Re)lisez la chronique « L’immigration payante de François Legault »

Pour s’en sortir, Stelpro a entrepris d’aller chercher elle-même une vingtaine d’employés du Maroc et du Burkina Faso, en Afrique, prêts à plier, souder, poinçonner et assembler les produits. Ils devraient arriver à la fin de 2021.

L’opération est longue (près de deux ans) et lui coûte 12 000 $ par employé, soit quelque 240 000 $ pour la vingtaine d’Africains en lice. « C’est le gouvernement qui devrait jouer ce rôle-là, mais il ne le fait pas », dit-il.

Les immigrants ne quittent pas leur pays pour une contrée froide afin de « profiter de notre système », dit-il. « Ils travaillent fort pas à peu près. Ils sont très motivés et sont prêts à partir au bas de l’échelle et à prendre des quarts de nuit, s’il le faut. »

Dans ce contexte, la déclaration de François Legault de vouloir faire « entrer » seulement des immigrants qui gagnent plus que le salaire moyen de 56 000 $ a mal passé.

Pourquoi donc ? Parce que la plupart des employés de Stelpro n’atteignent généralement pas cette cible. Les employés d’usine, syndiqués, touchent entre 15 $ et 17 $ l’heure, soit de 30 000 $ à 35 000 $ par année. Ses « cols blancs » gagnent souvent de 40 000 $ à 45 000 $ et certains font 100 000 $ ou plus.

Question pour Yves Chabot : si la main-d’œuvre est si rare, pourquoi n’augmentez-vous pas les salaires ?

Sa réponse : « Je voudrais bien augmenter fortement mes salaires, mais la concurrence est mondiale et mes clients – les Lowes et autres quincailleries – ne seront pas prêts à payer. Et dans six mois ou un an, je vais fermer mes portes », dit-il en guise d’illustration.

Selon Yves Chabot, tout le secteur manufacturier vit cette situation, les salaires oscillant souvent entre 15 $ et 25 $ l’heure, soit moins que les 56 000 $ annuels de Legault.

« Au fond, le message du gouvernement, c’est : allez produire ailleurs », dit l’entrepreneur, un message paradoxal, compte tenu de la volonté de la CAQ de miser sur l’achat local.

Stelpro y songe. Pour la croissance de sa production, elle a les yeux rivés sur le Mexique et surtout sur la Chine, d’où elle importe déjà des pièces. Ce n’est pas une menace, mais un impératif d’entreprise.

Autre question pour Yves Chabot : pourquoi ne pas automatiser votre usine pour moins dépendre de cette ressource devenue rare qu’est la main-d’œuvre ?

« C’est ce qu’on fait déjà. On vient de faire entrer une machine de 5 millions pour poinçonner et plier le métal », dit-il.

On forme nos employés, on leur montre la méthode Kaizen. Mais à un moment donné, on a besoin de jus de bras.

Yves Chabot, président de Stelpro

Et voilà qu’apparaît la quadrature de l’immigration économique. Des employés qui entrent au pays avec leurs conjoints et leurs enfants requièrent des services, comme la garderie, l’école et les soins de santé. Comme ces services sont publics et pratiquement gratuits au Québec, c’est l’État qui paie, donc tous les contribuables.

Est-il judicieux de faire « entrer » au pays des immigrants qui gagnent de 15 $ à 17 $ l’heure et paient très peu d’impôts, alors qu’ils coûtent davantage en services, entre autres ? Et qu’ils peuvent ainsi contribuer à faire augmenter la pénurie de main-d’œuvre, possiblement ?

La réponse peut être oui, mais il faut qu’en moyenne, les nouveaux arrivants finissent par gagner plus de 56 000 $, sinon, notre politique d’immigration viendra diminuer le PIB par habitant, et donc notre niveau de vie.

Je répète, en moyenne. Certains peuvent gagner plus, d’autres moins. Et je sais, il y a plein de nuances à faire, comme l’importance stratégique du secteur (public ou industriel), l’effet de la grande motivation des nouveaux arrivants, qui peuvent gravir les échelons, et le devenir souvent plus prospère de leurs enfants par rapport aux natifs d’ici, etc.

Et je sais aussi que les immigrants, après quelques années, finissent par rattraper la moyenne salariale des Québécois, surtout ces dernières années, avec la bonne croissance de l’économie et des emplois.

Mais Yves Chabot, la question n’est pas farfelue, non ?

Sa réponse : « Je ne suis pas économiste, je suis entrepreneur. Mais ça prend toutes sortes d’entreprises et d’employés pour faire vivre une économie, pas juste des entreprises d’aéronautique et des ingénieurs. »

Selon ses calculs, chacun des nouveaux employés permet de procurer quelque 200 000 $ de revenus additionnels à Stelpro et donc d’enrichir le Québec.

La quadrature du cercle que je vous dis. Chose certaine, avec le vieillissement de la population, on débattra encore longtemps de cette bataille des entreprises pour recruter de la main-d’œuvre et de la juste stratégie de l’immigration pour y parvenir.

1. Le groupe Stelpro compte en fait 650 employés, quand on inclut les affiliées Flextherm et Synapse Électronique.