Le sujet des crédits d'impôt à l'industrie du jeu vidéo continue de soulever des questions autant à l'Assemblée nationale que sur la côte ouest américaine, où se déroule actuellement le plus important événement annuel de cette industrie, l'Electronic Entertainment Expo (E3).

Le président de Warner Bros. Games, le Québécois Martin Tremblay, cherchait encore mardi à comprendre ce qui s'était passé en profitant de l'E3 pour interroger son lieutenant au Québec, le directeur général du studio montréalais, Martin Carrier.

«Ça m'a surpris, parce que ce n'est pas du tout le son de cloche que nous avions du gouvernement précédent ou même du gouvernement d'avant, a déclaré M. Tremblay à La Presse. Tout le monde était très protecteur de notre industrie.»

Il trouve réconfort dans le fait que le jeu vidéo n'a pas été ciblé spécifiquement, mais a plutôt écopé, comme tous les autres crédits d'impôt provinciaux.

«Ça ressemble à un financier qui débarque et qui se fout des conséquences, estime-t-il. Ils ont fait ce qu'ils devaient peut-être faire pour gérer leur budget, mais dans tout geste que tu poses, il peut y avoir des répercussions à court terme et à long terme. Je pense que ce qu'ils ont fait a un potentiel d'impact à long terme, pas à court terme, dommageable pour cette industrie. Tout le momentum qui a été construit autour du jeu vidéo, des effets spéciaux ou du 3D en général est menacé.»

M. Tremblay, qui a dirigé pendant quelques années le studio montréalais d'Ubisoft avant de s'établir en Californie, estime que les coupes ne changeront rien pour son entreprise. Mais il ne peut en dire autant pour ses rivaux.

«Je connais les autres éditeurs, je connais leur état d'esprit par rapport à leur présence à Montréal et les aides qui leur ont été données, pour les compagnies que je connais, certaines mieux que d'autres, ont fortement soutenu leur croissance.»

Pour sa part, Ubisoft refuse toujours de commenter le dossier. Son président et fondateur, Yves Guillemot, s'est contenté, lorsqu'interrogé par La Presse, de faire preuve de compréhension quant à la situation financière québécoise.

«Chaque gouvernement doit organiser ses finances pour que ça fonctionne bien. C'est logique de vouloir éliminer le déficit. Maintenant, il faut s'assurer que ce soit aussi positif pour l'industrie.»

Les chiffres du plus récent rapport annuel publié par Ubisoft permettent d'estimer à plus de 10 millions de dollars la perte annuelle que les réductions en crédits d'impôt du gouvernement québécois entraîneront.

Le gouvernement se défend

Le ministre des Finances, Carlos Leitao, et celui de l'Économie, de l'Innovation et des Exportations, Jacques Daoust, ont de nouveau dû faire face aux questions de l'opposition à ce sujet à l'Assemblée nationale, hier.

Questionné par l'ancien ministre des Finances Nicolas Marceau, M. Daoust a présenté un angle différent.

«Si on voulait travailler un peu plus positivement, on dirait que les mesures fiscales ont été maintenues, malgré les difficultés budgétaires qu'on peut rencontrer, à 80%.»

Il a aussi fait valoir que les crédits n'étaient pas la seule raison de la présence québécoise de ces entreprises, faisant notamment valoir la proximité avec des sociétés mères, le côté pratique des fuseaux horaires pour les sociétés européennes, la disponibilité de la main-d'oeuvre et la créativité.

Positions plus mitigées chez les petits

Si les conséquences des réductions de crédits d'impôt s'annoncent importantes chez les grands acteurs de l'industrie québécoise du jeu vidéo, c'est moins clair pour les jeunes entreprises, de plus en plus nombreuses dans ce secteur.

«Je ne vois pas ça d'un mauvais oeil, commente Guillaume Provost, président de Compulsion Games. Les crédits ont été vraiment excellents depuis 15 ans pour attirer et former une main-d'oeuvre de qualité. Des boîtes comme Warner et Ubisoft créent beaucoup d'emplois, et c'est génial. Mais leurs bénéfices ne restent pas au Canada.»

Pour les entrepreneurs québécois du jeu vidéo, d'autres mesures s'avèrent plus utiles.

«C'est un peu explosif, ce que je vais dire, mais pour moi, il n'y a pas de meilleure manière d'encourager la main-d'oeuvre à créer des entreprises québécoises que de réduire les crédits d'impôt et, en contrepartie, de bonifier des initiatives comme le Fonds des médias du Canada ou l'Ontario Media Development Corporation, qui investissent dans la création de nouvelles propriétés intellectuelles par des studios sous contrôle canadien.»

C'est l'accès au capital, et non des crédits d'impôt applicables aux salaires, qui fait le plus défaut aux jeunes entreprises, estime M. Provost.

«En pratique, on ne paie pas à nos employés des salaires faramineux. Dans le système actuel, il faut dépenser de l'argent pour avoir de l'argent.»

Son de cloche similaire chez une autre très petite entreprise montréalaise, Tribute Games.

«C'est sûr que ça nous décourage un peu, mais en même temps, on n'en a jamais vraiment profité, affirme Jean-François Major, cofondateur de la firme. Nous n'avions pas d'assez gros salaires pour aller chercher des crédits. Là, c'est plate parce qu'on commençait à faire des demandes. Nous sommes capables de fonctionner sans les crédits, mais c'est sûr que ce serait mieux. Ça va ralentir un peu notre croissance.»

Ralentissement

Ceci dit, les crédits d'impôt sont aussi bénéfiques à des entreprises québécoises de bonne taille comme Ludia, Frima ou Behaviour, fait valoir Philippe Morin, cofondateur du studio Red Barrels et vice-président du regroupement des éditeurs de jeux, l'Alliance numérique.

Le premier titre de Red Barrels, Outlast, paru l'an dernier, a été téléchargé plus de 2,4 millions de fois et a généré des revenus supérieurs à la majorité, sinon la totalité des films québécois lancés récemment.

«Nous avons fait rentrer quelques millions de dollars dans la province en échange d'un crédit d'impôt de 180 000$ l'an dernier, estime M. Morin. C'est sûr que ces coupes peuvent ralentir notre rythme d'expansion et notre prise de risque.»