Si Ubisoft Montréal a vu le jour, c'est beaucoup en raison du controversé lobbyiste québécois Sylvain Vaugeois. Et de son habitude de regarder TV5 en s'entraînant en plein milieu de la nuit. «Une nuit, il a vu les frères Guillemot (les fondateurs d'Ubisoft) dans une émission de TV5 et il a eu l'idée de créer un studio au Québec», raconte Alain Tascan, l'un des premiers Français envoyés par Ubisoft pour diriger le studio montréalais.

S'il ne connaît rien à Ubisoft ni aux jeux vidéo, Sylvain Vaugeois sait que le gouvernement du Québec - et son ami Bernard Landry, ministre des Finances - cherche à moderniser son économie. Il se rend à Paris pour convaincre le PDG d'Ubisoft, Yves Guillemot, de s'installer à Montréal. «On nous promettait des subventions 25 000$ par employé par an, se rappelle Yves Guillemot en entrevue à La Presse Affaires. On est en France, alors on était plutôt habitué aux promesses des politiciens...»

Cette fois-ci, le malentendu est double: non seulement Sylvain Vaugeois n'a pas informé le gouvernement du Québec de ses intentions, mais la subvention annuelle de 25 000$ promise à Ubisoft ne fait partie d'aucun programme gouvernemental existant. De retour au Québec, Sylvain Vaugeois se pointe dans les bureaux du ministre des Finances Bernard Landry pour lui faire part de la «bonne nouvelle». «Il avait fait ce voyage sans ma connaissance. Le jeu vidéo n'était pas une cible particulière à l'époque, alors nous n'avions pas eu de discussions avec des entreprises», dit Bernard Landry en entrevue à La Presse.

Québec tente alors de réviser son offre sans l'enthousiasme du lobbyiste, mais celui-ci ne se laisse pas faire. Sylvain Vaugeois - surnommé le «cowboy» en raison de ses inséparables bottes western - laisse croire qu'Ubisoft songe à s'établir au Nouveau-Brunswick. C'est du bluff, mais Québec ne cédera pas: Ubisoft obtiendra finalement les crédits d'impôt de 50% sur les salaires. «Les impôts perçus par le gouvernement étaient plus élevés que le coût des crédits d'impôt consentis», dit Bernard Landry. «Ce fut un chantage des deux côtés, mais la mayonnaise a pris», dit Alain Tascan, qui dirige aujourd'hui son propre studio spécialisé dans les jeux mobiles et sociaux, Sava Transmédia.

L'acharnement de Sylvain Vaugeois n'est pas désintéressé: comme lobbyiste, il obtient des ristournes sur les crédits d'impôt obtenus par Ubisoft. Bernard Landry défend son ami, décédé d'un arrêt cardiaque en 2003. «Tout travail mérite salaire, dit l'ex-premier ministre du Québec. C'est normal qu'il ait été payé (par Ubisoft) pour son travail de promoteur. L'idée de la Cité multimédia, c'était aussi lui, mais il n'y avait qu'un client sur dix dans la Cité.»

Pas de succès instantané

Après un accouchement difficile, Ubisoft Montréal s'installe donc dans ses locaux du Mile-End au début du mois de juillet en 1997, après quelques mois à l'Hôtel St-James dans le Vieux-Montréal. L'entreprise française ne manque pas d'ambition, mais les succès ne sont pas instantanés. «Aujourd'hui, Ubisoft est quatrième éditeur de jeu vidéo au monde, mais ils étaient très loin sur la liste à l'époque», dit Alain Tascan.

Le premier bébé, Speed Busters, un jeu vidéo de course automobile sur ordinateurs PC, sort en 1998. «Pendant deux ou trois ans, c'était l'école chez Ubi, dit Alain Tascan. Mais les frères Guillemot avaient une vision à long terme. Ils savaient que ça allait prendre du temps.»

En 2000, Ubisoft a 350 employés à Montréal quand l'entreprise française achète le studio américain Red Storm, cofondé par l'auteur Tom Clancy. Installé en Caroline du Nord, Red Storm travaille sur le jeu vidéo d'espionnage Splinter Cell. Les nouveaux propriétaires rapatrient le projet à Montréal. Une décision qui change la destinée de son studio montréalais.

Deux ans plus tard, Ubisoft Montréal lance son premier jeu vidéo à grand déploiement (catégorie AAA). Le premier opus de Splinter Cell se vend à sept millions d'unités et permet à Ubisoft Montréal de trouver sa niche: les jeux AAA, qui coûtent plusieurs millions de dollars et prennent plusieurs années à produire. En jeu vidéo, les jeux AAA sont les projets à la fois les plus complexes et les plus rentables.

L'année suivante, en 2003, le studio montréalais ajoute une deuxième franchise AAA, Prince of Persia. Puis en développant un moteur pour son prochain jeu, l'équipe de Prince of Persia décide de créer une franchise ambitieuse de jeu vidéo d'aventures historiques. «Les résultats du moteur de jeu ont été tellement costaux qu'on a décidé que ce serait plus qu'une suite, que ce serait une franchise en elle-même», se rappelle Yannis Mallat, producteur de Prince of Persia à l'époque et aujourd'hui PDG d'Ubisoft Montréal. Ainsi est née la série Assassin's Creed, la plus importante carte de visite d'Ubisoft Montréal encore aujourd'hui avec quatre jeux et 38 millions d'unités vendues...

Le vaisseau amiral

Avec ses 2400 employés aujourd'hui, Ubisoft représente 30% des 7966 employés du jeu vidéo au Québec. Son plus proche rival, Electronic Arts, compte environ 700 employés. Avec 2100 employés, le studio montréalais d'Ubisoft n'a pas d'équivalent ailleurs dans le monde. «Le studio est un vaisseau amiral, autant pour Ubisoft que pour l'industrie montréalaise, dit Yannis Mallat, PDG d'Ubisoft Montréal. Nous sentons une énorme responsabilité, mais nous assumons notre rôle de leader avec une dose d'humilité.»

Sans le Québec où elle a 35% de ses effectifs, Ubisoft ne serait pas devenu le numéro quatre mondial des développeurs de jeux vidéo derrière Activision, Electronic Arts et Square Enix. Mais sans Ubisoft, le Québec ne serait pas non plus devenu l'un des leaders mondiaux en jeu vidéo, avec la Californie, la Colombie-Britannique, le Japon et la Chine. Et dire que ce mariage transatlantique a commencé dans de drôles de circonstances. «Parfois, les affaires tiennent à peu de choses, dit Alain Tascan, l'un des premiers employés d'Ubisoft Montréal. Dans ce cas-ci, à un gars qui faisait sa gym à 4 h du matin.»