Souffrez-vous de blurring ? Le phénomène n’est pas nouveau, mais selon plusieurs experts, il atteint des sommets depuis quelques années : jamais les frontières entre la vie professionnelle et la vie personnelle n’ont été aussi floues, voire inexistantes.

Le terme blurring (ou « flou » en français, aussi appelé « brouillage professionnel ») est apparu au début des années 2000, mais il est revenu en force dans le langage des travailleurs depuis la pandémie.

« Je définis le blurring comme l’inhabileté à gérer ses rôles dans différentes sphères, entre la sphère professionnelle, familiale et celle hors travail, liée aux loisirs et au temps personnel », explique Olivier Caya, professeur à l’École de gestion de l’Université de Sherbrooke.

L’intensification du travail, l’utilisation des outils technologiques comme le téléphone intelligent et le télétravail ont renforcé le blurring : les frontières entre travail et vie personnelle sont poreuses et perméables.

« On peut tous travailler 24 heures sur 24 ! s’exclame Nicolas Chevrier, psychologue du travail. C’est aux individus de décider, de mettre en place certaines stratégies. Sinon, on risque une surexposition au stress qui entraîne une détérioration de la santé mentale. Et ça, c’est une voie royale pour l’épuisement. »

Contrer l’hyperperformance

Les gestionnaires ont eux aussi un rôle à jouer. Ils doivent être attentifs au risque de glissement vers le blurring et le surmenage. Oui, cela demande une nouvelle façon de mener et de gérer, croit Angelo Dos Santos Soares, professeur au département d’organisation et ressources humaines de l’UQAM.

« Il faut rompre avec la philosophie du taylorisme du début du XXsiècle où il y a une hiérarchie entre les gens qui savent et ceux qui exécutent, dit-il. Il faut maintenant des gestionnaires qui comprennent le contexte du travailleur et s’y attardent, qui font preuve d’empathie et de compassion. »

En ce sens, se demander si la charge de travail est adéquate et si le travailleur a suffisamment d’autonomie dans l’accomplissement de ses tâches est crucial, souligne M. Dos Santos Soares. « Il faut se demander si on n’est pas en train d’encourager une culture d’hyperperformance et se soucier que ça n’arrive pas. Le patron doit prendre soin des employés, dans un sens large, on appelle cela le “travail du care. »

Évidemment, le contexte global favorise le blurring : selon Olivier Caya, la pression sociale de travailler beaucoup, d’avoir un « gros agenda », est réelle.

Il y a une pression à montrer qu’on est dédié, je pense entre autres aux signaux de visibilité dans le numérique. On montre qu’on est bien là, en ligne, qu’on a un comportement de bon citoyen corporatif…

Olivier Caya, professeur à l’’École de gestion de l'Universitéde Sherbrooke

Un pied dans les courriels, décrits par la neuroscientifique Sonia Lupien comme des « armes de destruction massive » dans son dernier livre, et l’autre dans la vie à la maison, le travailleur fragmente son attention (et sa concentration) comme jamais. Les conséquences sont immenses.

« On a l’impression de travailler en fou mais on n’accomplit pas tant de choses, dit M. Caya, donc le stress augmente, mais la productivité baisse. »

Reprendre le contrôle

Olivier Caya évoque une idée : bloquer dans son horaire du temps de travail personnel équivalent au temps pris, par exemple, à une réunion. « De cette façon, on limite la sensation de perdre le contrôle de notre agenda, précise le professeur. Il faut apprendre à forcer le travail profond. »

Parler de nos attentes et de nos besoins aux personnes avec qui nous travaillons de près est aussi une stratégie gagnante, avance-t-il. Par exemple, on peut dire que « la réception de courriels inutiles » nous rend malheureux.

Se garder un temps de récupération, où le cerveau n’est occupé à rien, est tout aussi important. « On a développé une dépendance aux appareils technologiques, note Angelo Dos Santos Soares. C’est bien d’instaurer des moments de déconnexion, de se donner le droit de ne pas répondre aux courriels ni au téléphone. »

Pour Nicolas Chevrier, prendre des pauses régulièrement, réserver un espace physique pour ses activités professionnelles si on travaille de la maison, s’interroger sur son rapport aux technologies et chercher l’équilibre dans la conciliation travail-famille font partie d’une saine hygiène de vie au travail.

« Certaines personnes n’ont pas de problème avec le blurring, dit-il, mais d’autres doivent se discipliner et se mettre des balises. »