(Paris) Quand Michelin a fermé ses usines pendant la pandémie de coronavirus, le PDG Florent Menegaux a pris conscience de l’impact de ces fermetures sur ses employés du monde entier. Selon une étude indépendante, les bas salariés du fabricant de pneus, en Asie, en Europe et aux États-Unis, survivaient à peine. Michelin a promis de faire mieux.

Le 17 avril, l’entreprise vieille de 134 ans qui emploie 132 000 personnes dans 131 usines dans 26 pays, a annoncé qu’elle garantirait à tous ses employés un « salaire décent », où qu’ils se trouvent dans le monde, dans le cadre d’un vaste plan social visant à ce qu’aucun employé ne peine à boucler ses fins de mois.

Si les travailleurs ne font que survivre, c’est un gros problème. Si la répartition des richesses au sein d’une entreprise est trop inégale, c’est un problème aussi.

Florent Menegaux, PDG de la multinationale Michelin

L’annonce a déclenché un débat en France. Qu’est-ce exactement qu’un salaire décent ? Quelles autres sociétés françaises devraient faire de même ? Les syndicats ont prévenu que l’engagement de Michelin laissait des travailleurs en plan et qu’on n’y trouvait aucune garantie contre de futurs licenciements ou fermetures.

Salaire décent = salaire vital

Des entreprises de partout ont des objectifs environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG). Bien des investisseurs délaissent le modèle ESG, mais certains employeurs s’engagent à verser le « salaire vital », soit des salaires couvrant le loyer, la nourriture, le transport et la garde d’enfants dans les régions où vivent leurs employés.

En France, le géant des cosmétiques L’Oréal s’est engagé à verser le salaire vital et exige la même chose de ses fournisseurs, tout comme Unilever. Selon le Forum économique mondial, seuls 4 % des entreprises les plus influentes au monde ont fait de même.

L’engagement salarial de Michelin – dont la mascotte Bibendum est connue dans le monde entier – a été salué par le président Emmanuel Macron, qui avait déjà appelé à un meilleur partage des profits avec les salariés. Son gouvernement traverse une tempête politique, entre autres à cause de l’inflation, qui épuise les ménages. La part des travailleurs gagnant le salaire minimum mensuel (1766 euros, soit 2587 dollars canadiens), est passée de 12 % en 2021 à 17 % de la population active.

Le premier ministre Gabriel Attal veut rencontrer les employeurs et a proposé des incitatifs fiscaux les encourageant à payer plus que le salaire minimum, qui, souvent, ne suffit pas pour boucler les fins de mois sans aide gouvernementale, selon les organismes de soutien social.

M. Menegaux refuse de divulguer le salaire des employés de Michelin les moins bien payés dans le monde, mais il affirme qu’ils sont mieux payés que le salaire minimum dans leur pays, qui « n’est pas un salaire décent », précise-t-il. Le salaire Michelin aide les employés « au bas de l’échelle » à s’élever.

Il a décidé d’agir, dit-il, quand la fermeture des usines Michelin pendant la pandémie a révélé la faiblesse du filet social partout au monde. En France, l’État a protégé les travailleurs des licenciements en payant les entreprises, qui les ont mis en chômage partiel. Mais dans d’autres pays, cette aide était inexistante ou insuffisante.

Un salaire décent défini par l’ONU

Pour définir son « salaire décent », Michelin a suivi les normes du Pacte mondial de l’ONU, dit M. Menegaux.

Le Pacte mondial de l’ONU définit le « salaire vital » comme permettant à une famille de quatre personnes de vivre « décemment » là où se trouve l’emploi : ne pas manquer d’argent après les dépenses mensuelles de base et pouvoir épargner et dépenser modestement pour des biens ou des activités de loisir.

Michelin a fait appel à l’ONG suisse Fair Wage Network pour évaluer sa structure salariale. Verdict : 5 % des employés de Michelin dans le monde – environ 7000 personnes – ne gagnaient pas assez.

Michelin a donc adapté ses grilles salariales au coût de la vie dans les villes où ses usines sont implantées. À Pékin, le salaire le plus bas a été porté à 69 312 yuans par an (13 080 $ CAN). À Greenville, en Caroline du Nord, le salaire de base des travailleurs est passé à l’équivalent de 58 600 $ par an.

En France, où le salaire minimum est de 21 203 euros par an (31 050 $ CAN), Michelin a augmenté le salaire de ses employés les moins bien payés à 39 638 euros (58 045 $ CAN) à Paris et à 25 356 euros (37 130 $ CAN) à Clermont-Ferrand – siège social de l’entreprise –, où le coût de la vie est moindre qu’à Paris.

PHOTO ELLIOTT VERDIER, THE NEW YORK TIMES

Un travailleur d’usine à Clermont-Ferrand, où se trouve aussi le siège social de Michelin

Ces augmentations ne semblent pas inquiéter les actionnaires : l’action de Michelin a terminé la journée boursière à 36,32 euros à la Bourse de Paris, en hausse de 24,8 % sur un an. L’action avait perdu du terrain le 24 avril quand l’entreprise a annoncé des revenus trimestriels en baisse de 4,6 %, mais l’a repris depuis. « Les actionnaires s’attendent à ce qu’on livre la marchandise, et nous la livrons. », dit M. Menegaux.

Les augmentations ne sont pas purement éthiques. Michelin doit améliorer son attractivité et fidéliser ses employés, ayant perdu beaucoup de personnel après les fermetures et la pandémie. En outre, de meilleurs salaires amélioreraient la productivité, estime M. Menegaux.

« Ce sera rentable. Quand les gens sont payés décemment, ils sont pleinement engagés et travaillent mieux », dit-il.

Selon Louis Maurin, directeur de l’Observatoire des inégalités, à Paris, l’engagement salarial de Michelin jette un éclairage moral sur un des enjeux les plus épineux du capitalisme.

« Toutes les entreprises devraient se poser cette question, a-t-il déclaré. Ceux qui détiennent le capital affirment que le travail crée la richesse. Mais les travailleurs qui créent cette valeur sont souvent les moins bien payés. »

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