À la question « Comment ça va ? », certaines personnes répondent « Bien, je suis occupé ! ». En plus de valoriser le fait d’avoir un horaire bien rempli, cette phrase parle en fait de la surcharge cognitive des travailleurs et du désir de vouloir mettre des limites.

« C’est sûrement la phrase que j’ai le plus souvent dite dans la dernière année : “Je suis occupée !” », lance Anne Deleau, chargée de comptes dans une institution bancaire à Montréal.

À son conjoint, ses amis et ses collègues, la quadragénaire a répété ces trois mots, inlassablement, sans s’attarder à la signification derrière – ni au message envoyé.

« Bien honnêtement, je pense que je voulais montrer que j’avais beaucoup de tâches et de responsabilités et peut-être que j’étais importante, avoue-t-elle candidement. Je me suis toujours beaucoup valorisée par mon boulot, et presque exclusivement par lui en fait. »

En arrêt de travail depuis six semaines, la Lavalloise réfléchit beaucoup à la place du travail dans sa vie, mais aussi dans la société en général.

Hyperconnectés

Il est vrai que depuis la pandémie, les Québécois n’ont jamais autant travaillé : une étude du Centre d’expertise en gestion de la santé et de la sécurité du travail de l’Université Laval révèle que depuis la pandémie, la semaine de travail s’est allongée en moyenne de 3,3 heures.

Le flou entre la vie professionnelle et la vie personnelle, accentué par le télétravail, pousse bien des travailleurs à être connectés en permanence. Décrocher est plus difficile que jamais, souligne Julie Ménard, professeure et chercheuse au département de psychologie de l’UQAM.

C’est un cercle vicieux : plus on a accès à de l’information, plus on saute d’une info à une autre. Notre temps d’attention est en chute libre.

Julie Ménard

Selon une récente étude réalisée par l’Université de Californie, notre capacité d’attention à un écran a chuté de deux minutes et demie en 2004 à 47 secondes en 2023. Cette même étude a démontré qu’il faut approximativement 25 minutes pour revenir à la tâche principale en cours, comme la rédaction d’un document ou la lecture d’un dossier.

« Notre cerveau est occupé et constamment stimulé, ajoute Mme Ménard. C’est un peu comme si notre cerveau n’était jamais en mode par défaut, à ne rien faire. Or, ce mode, il est important : pour qu’un système récupère, quel qu’il soit, il doit être mis à off, on doit cesser de l’utiliser. »

Mauvaise gestion

Anne Deleau a pris très peu de pauses depuis le début de la pandémie et elle a l’impression d’en payer le prix. « Là, je suis en arrêt complet, glisse-t-elle, mais j’aurais préféré travailler moins d’heures et être en pleine possession de mes moyens plutôt que travailler des semaines de fou avec des capacités, disons, limitées. En plus, j’aurais été plus productive ! »

C’est exactement la théorie de Julie Carignan, psychologue organisationnelle et conseillère en ressources humaines agréée chez Humance : presser le citron des employés, leur en demander toujours plus et les surcharger est une mauvaise stratégie de gestion, un mauvais leadership.

« On se nuit en faisant cela, s’exclame-t-elle. Cela nuit à la performance des équipes et cela nuit au rendement de l’entreprise. Le phénomène de la glorification d’en faire toujours plus n’est pas nouveau ; ce qui l’est, c’est de dire qu’on est occupé pour tenter de se protéger, de mettre des limites. »

Bien que maladroite, la phrase « Je suis occupé » peut dissimuler un mécanisme de défense, croit Mme Carignan. « En fait, ce que la personne peut vouloir dire c’est : “Je ne veux pas que tu abuses de mon temps, de mon énergie, de mon espace.” C’est une manière de mettre des garde-fous. »

Charge mentale

Entre être disponible tout le temps et plus du tout, la ligne n’est pas toujours facile à tracer. Julie Carignan recommande de s’affirmer avec bienveillance et en faisant preuve d’ouverture, tout en gérant les attentes des autres et nos priorités.

« Il y a un adage qui dit que si on a besoin d’un service, il faut demander à la personne la plus occupée… C’est une culture malsaine qui valorise le fait d’être toujours occupé », indique-t-elle.

Un autre point important : la lourde charge mentale, liée par exemple à la conciliation travail-famille, peut apporter une confusion dans la perception de notre occupation. « Il faut regarder ce qui nous occupe vraiment, explique Mme Carignan. Combien d’heures travaille-t-on comparativement au nombre d’heures où on est préoccupé ? »

L’approche « Niksen »

Pour Julie Ménard, l’une des solutions pour se reposer est de créer des conditions pour le faire puisqu’avec l’omniprésence de la technologie, « elles n’arriveront jamais d’elles-mêmes ».

Aux Pays-Bas, le concept du Niksen (niks veut dire « rien » en néerlandais) est l’art de ne rien faire. C’est une voie à explorer, selon elle.

« Niksen, c’est faire le choix conscient d’investir son temps et son énergie à ne rien faire. On évite les distractions pour susciter de l’ennui, pour tomber dans la lune. Ne rien faire peut sembler difficile, voire anxiogène, surtout au début. Mais il faut l’essayer et persévérer. »

Les citoyens néerlandais sont des fervents du Niksen… et cela fonctionne, selon la chercheuse, puisque le pays fait partie des sociétés les plus innovantes et productives de la planète.