Des fraises québécoises sont depuis peu vendues ici sous la marque d’un géant américain. Driscoll’s, entreprise spécialisée dans la production et de la distribution de fruits, cultive dans la province les précieux fruits rouges, en partenariat avec des producteurs, pour ensuite les vendre pendant la saison estivale dans les supermarchés québécois. Une présence qui dérange et soulève des questions.

Les fruits récoltés et ensuite emballés sous le nom de Driscoll’s, avec la mention Québec ou Canada, ont commencé à prendre place l’été dernier dans les étals des supermarchés, tout juste à côté des Fraîches du Québec, la marque mise de l’avant par l’Association des producteurs de fraises et de framboises du Québec (APFFQ), rapportait La Terre de chez nous au début du mois de mars.

Cette cohabitation des deux marques dans la section des fruits et légumes des épiceries dérange. « On ne veut pas avoir des fraises Driscoll’s venant de nos fermes qui soient livrées à la porte 15 des chaînes d’alimentation, pendant que les Fraîches du Québec sont à la porte 14 », illustre au bout du fil le producteur Michel Sauriol.

En tant que président sortant de l’APFFQ, il a profité d’un discours prononcé lors de l’assemblée générale annuelle en février pour faire partager son inquiétude face à l’arrivée de Driscoll’s dans les champs du Québec.

« Je ne vois pas trop l’avantage [de travailler avec eux], a-t-il ajouté en entrevue avec La Presse. Dans les fraises, on comble le marché amplement. Tout est en place pour bien alimenter le réseau : les supermarchés, les fruiteries, les marchés publics. »

Dans les épiceries

Les fraises québécoises de l’entreprise américaine ont été vendues dans quelques magasins IGA l’été dernier. « On parle d’un volume minime », souligne toutefois Anne-Hélène Lavoie, porte-parole de l’enseigne. « Driscoll’s est un joueur qui a une grande expérience », ajoute-t-elle. Les clients qui feront leurs emplettes chez IGA risquent de revoir les produits de l’entreprise au rayon des fruits et légumes pendant la saison estivale. La chaîne offrira une fois de plus les fraises de Driscoll’s produites ici. Elle a cependant demandé à l’entreprise américaine d’ajouter une fleur de lys sur l’emballage pour s’assurer que les consommateurs en comprennent bien la provenance. Impossible pour le moment de savoir dans combien de supermarchés elles seront distribuées. « Mais notre priorité, ce sont les Fraîches du Québec », a martelé Mme Lavoie.

Les magasins Maxi et Provigo ont offert le produit dans l’ensemble de leurs magasins l’été dernier, mentionne la porte-parole, Geneviève Poirier. « [Ces fraises] étaient vendues au même prix et même format que les Fraîches du Québec, a-t-elle précisé par courriel. Nous considérons que les deux produits se complémentent bien et viennent simplement offrir une variété de choix supplémentaire aux consommateurs. Pour ce qui est de la saison 2024, il est trop tôt pour confirmer quoi que ce soit à ce stade-ci. »

Du côté de Metro, la version québécoise des fraises Driscoll’s n’a pas encore fait son entrée. Aucune décision n’a été prise en ce qui concerne la prochaine saison estivale.

Face à l’apparition de ces paniers, en pleine saison des fraises, la présidente de l’APFFQ, Josiane Cormier, ne cache pas non plus son inquiétude. « Ce sont des intérêts étrangers qui viennent dans notre secteur, c’est inquiétant », indique la productrice de L’Assomption.

Plus à l’est, à l’île d’Orléans, Guy Pouliot comprend que, pour plusieurs, Driscoll’s représente à première vue une « menace ». « C’est comme un gros inconnu, illustre le copropriétaire de la ferme Onésime Pouliot. On ne sait pas trop à quel point il veut s’implanter ou pas. »

Toutefois, les deux producteurs refusent de blâmer ceux qui décident de travailler avec Driscoll’s. « Si je suis un producteur curieux et que je veux voir ce qu’un géant américain peut m’offrir, tout à coup qu’il me permettrait d’être plus productif et de m’en tirer, il faut que j’aille explorer cette avenue, fait valoir M. Pouliot. Peut-être que ça ne donnera rien. Mais je comprends le producteur qui va voir si ça pourrait être une solution pour lui. »

Serait-il tenté lui-même par cette avenue ? « J’aime trop m’occuper de ma mise en marché pour la laisser à quelqu’un d’autre. Je passe 95 % de mon temps dans le bureau parce que je m’occupe de ma mise en marché. »

La machine Driscoll’s

Les producteurs qui travaillent avec l’entreprise américaine doivent cultiver dans leurs champs la variété de fraises de Driscoll’s. Ils s’occupent de la récolte et emballent les fruits dans les paniers fournis par l’entreprise avant de laisser leur cargaison dans un entrepôt de refroidissement. Driscoll’s se charge ensuite de la livraison et de la distribution.

Jérémie Pitre, dans les Hautes-Laurentides, a décidé de tenter l’expérience. Avec l’aide de ses deux frères et de son père, le producteur fait des « tests » avec l’entreprise depuis deux ans.

« C’est une variété qu’on ne connaît pas encore. On apprend à travailler avec elle. Il faut être prudent. Il faut s’assurer que la variété performe bien dans notre climat et notre région. C’est une entreprise qui a fait ses preuves partout dans le monde, souligne-t-il. Nous, on est toujours à la recherche de nouvelles variétés, de nouvelles façons de faire, de nouvelles technologies. »

Est-ce rentable ? « Je ne peux pas répondre à ça. On en est à l’étape des tests. » Une partie infime de ses champs est actuellement réservée aux produits de Driscoll’s.

Impossible pour le moment de connaître l’intention de ce géant pour les prochaines années. « Driscoll’s cultive des petits fruits avec un petit nombre de producteurs indépendants au Québec », a indiqué l’entreprise dans une réponse officielle envoyée par courriel à La Presse. « Nous évaluons diverses méthodes de culture », précise-t-on, ajoutant dans la foulée que des tests sont également faits avec des framboises.

Pendant ce temps, à ceux qui pourraient critiquer la décision de M. Pitre de s’associer avec une entreprise américaine, le principal intéressé a déjà une réponse toute prête : « Le changement peut faire peur, mais il faut être ouverts et voir ce qui se fait ailleurs. Au final, c’est ma ferme qui produit les fraises. Je préfère ça plutôt que ce soit une ferme du Mexique ou de la Californie. »

Les fraises en quelques chiffres

337 : nombre de fermes produisant des fraises

1813 : nombre d’hectares consacrés à la culture de fraises

13 419 tonnes : volume commercialisé

4,1 kilogrammes : consommation annuelle par personne

Sources : MAPAQ et APFFQ