La crevette de Matane n’aura plus de Matane que le nom. Quelques jours avant le début de la saison de la pêche, la plus vieille usine de transformation de crevettes du Québec ferme ses portes. L’entreprise danoise Royal Greenland a annoncé lundi qu’elle mettait la clé sous la porte de l’usine de transformation Fruits de mer de l’Est.

La chute du quota de pêche de crevette nordique, la pénurie de main-d’œuvre et les bas prix de marché pour les fruits de mer font partie des raisons invoquées par l’entreprise dont 100 % des actions sont détenues par le gouvernement groenlandais.

La fermeture, d’abord rapportée par le média régional Monmatane.com, propriété d’Arsenal Media, fait perdre leur poste à 55 salariés ainsi qu’à au moins 104 travailleurs étrangers temporaires, selon le ministère de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation du Québec (MAPAQ).

Même si elle est pêchée au large de Sept-Îles, dans le chenal d’Esquiman et aux pourtours de l’île d’Anticosti, la crevette nordique est souvent appelée crevette de Matane car c’est dans cette ville du Bas-Saint-Laurent que s’est installée la première usine de transformation. Deux autres usines restent en activité, à Rivière-au-Renard et à L’Anse-au-Griffon, en Gaspésie.

Le maire de Matane, Eddy Métivier, évoque « une surprise totale » alors que l’entreprise danoise avait récemment investi des millions pour ajouter la transformation du homard et du crabe à ses activités, en plus de construire 71 unités de logement pour ses travailleurs temporaires.

« On est sous le choc, c’est vraiment un coup dur, a-t-il laissé tomber en entrevue. C’est un symbole pour Matane. C’est comme mettre une croix sur les traditions historiques de pêche. En ce sens-là, également, c’est un deuil. »

PHOTO ROMAIN PELLETIER, FOURNIE PAR ARSENAL MEDIA

L’usine de transformation Fruits de mer de l’Est

Tout comme M. Métivier, le député péquiste de Matane-Matapédia, Pascal Bérubé, s’est dit surpris par l’annonce.

« On croyait l’automne dernier avoir contribué à sécuriser l’usine parce qu’on a obtenu du gouvernement du Québec un contrat de transformation du homard, qui avait été d’abord refusé. […] Son emplacement est à proximité du port de Matane qui va avoir une cure de rajeunissement, un investissement de plus de 80 millions », a-t-il déclaré.

La crevette décortiquée

La crevette nordique est pêchée dans le Saint-Laurent depuis 1965, mais elle est gérée par quota depuis 1982. Le quota attribué pour 2024 est le plus petit de l’histoire de cette pêche.

Les stocks de crevettes sont à leur plus bas niveau depuis plus de 30 ans. Le réchauffement des eaux profondes du Saint-Laurent, la baisse d’oxygène dans l’eau et la prédation du sébaste – un poisson de fond – seraient à blâmer pour l’effondrement des stocks.

« La crise climatique, elle est réelle et ses effets se font déjà ressentir dans nos écosystèmes marins. La crevette en est victime, mais d’autres espèces sont appelées à vivre des perturbations similaires au cours des prochaines années. C’est pourquoi une réflexion plus large sur l’avenir des pêches s’impose », a indiqué la ministre fédérale des Pêches, des Océans et de la Garde côtière, Diane Lebouthillier, dans une déclaration écrite qu’elle nous a fait parvenir.

Le 26 janvier, la ministre a annoncé une « baisse marquée » du total autorisé des captures de crevettes nordiques pour la saison 2024 : 3060 tonnes. À titre comparatif, le quota était de 14 524 tonnes l’an dernier. En 2015, il avait atteint 31 549 tonnes.

Le ministre de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation du Québec demande désormais des « actions concrètes » de la part du gouvernement fédéral. « Cette fermeture démontre que nos entreprises de transformation au même titre que nos pêcheurs sont très sensibles aux dernières décisions prises par le gouvernement fédéral », a déclaré André Lamontagne.

« Préoccupant »

« La baisse des quotas drastique qu’on subit cette année du côté des pêcheurs, c’est sûr que ça affecte les transformateurs aussi. Logiquement, il n’y a plus assez de crevettes pour trois usines au Québec, ça, c’est sûr », a expliqué en entrevue Patrice Element, directeur de l’Office des pêcheurs de crevette du Québec.

« C’est préoccupant parce que c’est un joueur majeur qui tombe dans l’industrie des pêches », renchérit Claudio Bernatchez, directeur général de l’Association des capitaines-propriétaires de la Gaspésie (ACPG).

« C’est un pan de l’histoire qui se termine et c’est là aussi où on voit que des entreprises comme celle-là qui deviennent la propriété de sociétés étrangères […] quand elles ont des choix à faire, c’est une décision purement économique qui est prise sans considération pour les travailleurs et l’impact que ça peut avoir dans une communauté », ajoute-t-il.

Pour le technicien en pêche et auteur Gaétan Myre, l’histoire se répète.

C’est le pattern de la Gaspésie, de toutes les régions ressources, que ce soit dans la forêt ou dans les pêches : des entreprises comme ça s’en viennent, elles exploitent et quand ça ne fait plus leur affaire, elles s’en vont. C’est le capitalisme.

Gaétan Myre, technicien en pêche et auteur

L’auteur déplore qu’à part de brefs intermèdes, l’exploitation de la crevette à Matane ait été depuis 1965 l’affaire d’entreprises étrangères. « Il n’y a pas beaucoup de dynamisme au Québec pour la valorisation des produits. On vend toujours la matière première à vil prix. »

Pénurie de main-d’œuvre

Dans son communiqué, Royal Greenland fait également état de difficultés « pour obtenir la main-d’œuvre nécessaire même pour les quantités limitées que nous pouvons produire ».

Une conséquence de la récente décision d’Ottawa de réimposer aux Mexicains l’obligation d’obtenir un visa avant de se présenter au Canada, estime le directeur général de l’Association québécoise de l’industrie de la pêche (AQIP), Jean-Paul Gagné.

Un courriel du ministère de l’Immigration, des Réfugiés et de la Citoyenneté envoyé à l’industrie le 29 février dernier mentionnait pourtant que « les travailleurs étrangers temporaires mexicains au Canada […] ne seront pas affectés ».

Or, « ils sont très affectés », martèle Jean-Paul Gagné.

« On les attendait pour le début de la saison de pêche qui commence la semaine prochaine. D’habitude, ils arrivent d’avance, il faut une formation pour les nouveaux et il faut les installer. Mais là, on a un gros problème », explique-t-il.

En entrevue avec Radio-Canada, le président de l’usine de Matane, Jean-Pierre Chamberland, a déclaré que le dossier des travailleurs étrangers a été la goutte d’eau qui a « fait déborder le vase ».

« L’ajout d’étapes supplémentaires au processus pour la venue de ces travailleurs a considérablement augmenté les délais », témoigne pour sa part Mélanie Sirois, présidente de Dotemtex, une entreprise spécialisée en recrutement international qui accompagne la majorité des industriels du domaine, dont Fruits de mer de l’Est.

À l’usine de Matane, 149 travailleurs étrangers temporaires originaires du Mexique devaient être embauchés, précise-t-elle.

Alors que l’industrie de la transformation des produits de la pêche avait embauché 784 de ces travailleurs l’an dernier seulement, 400 d’entre eux risquent toujours de ne pas pouvoir arriver à temps au Québec pour le début de la saison cette année, s’inquiète Mélanie Sirois.

« Malheureusement, d’autres transformateurs sont dans la même situation qu’eux. Si, d’ici vendredi, nous n’avons pas identifié de solutions viables afin qu’une bonne partie de ces 400 travailleurs concernés puissent voler la semaine prochaine, ce sont une grande partie de nos transformateurs dans l’industrie du crabe, de la crevette et, au final, du homard qui seront touchés. Les fermetures d’usines sont imminentes. »