Dans la salle de conférence « muffin aux bleuets », les murs sont, bien sûr, peints en bleu. Pas n’importe quel bleu : c’est la couleur apaisante d’une chambre de bébé. Une table oblongue rouge, ornée de fausses plantes grasses dans des pots violets, sert de point d’ancrage à la pièce.

Il y a aussi la salle « fruitée » aux murs rouge éclatant et ses chaises rétro recouvertes d’un tissu jaune imprimé ananas. Au bout du couloir se trouve la salle « gaufre à l’érable », où l’entreprise tient ses réunions les plus sérieuses avec les investisseurs. Là, les murs sont d’un brun discret.

Nous sommes chez Magic Spoon, une marque de céréales lancée en 2019 qui a rappelé l’an dernier au bureau sa cinquantaine d’employés au moins deux jours par semaine. Dans ce bureau de Manhattan, conçu à l’époque du retour en présentiel, les salles de conférence ressemblent à des boîtes de céréales.

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Des entreprises comme la marque de céréales Magic Spoon, dans le quartier SoHo, à Manhattan, misent sur un décor « instagrammable » pour ramener leurs jeunes employés en présentiel.

Une des valeurs de Magic Spoon est « Soyez un Froot Loop dans un monde de Cheerios », explique Greg Sewitz, le cofondateur. « On voulait que le bureau illustre cette valeur. »

Cet espace illustre aussi une tendance qui n’est pas vraiment nouvelle, mais qui est en train de s’imposer parmi certaines jeunes pousses, entreprises technologiques et autres employeurs fortunés qui se disputent les jeunes talents. On pourrait appeler ça « le bureau que vos amis vous envient », un décor combinant le confort d’un salon et l’esthétique d’un lieu de villégiature. Ces espaces, souvent caractérisés par leurs couleurs vives, des meubles moelleux et de beaux livres grand format, offrent aux travailleurs de nombreuses occasions d’inonder leurs médias sociaux de photos prises au bureau.

« On s’inspire de la maison, des hôtels et de Pinterest », explique Jordan Goldstein, codirecteur général de Gensler, un grand cabinet d’architecture à qui des clients demandent depuis peu plantes vertes et sièges moelleux. C’est le cas du nouveau siège social de Marriott, que Gensler a réaménagé, y intégrant des banquettes, des coins bibliothèque et un arbre planté au milieu du hall d’entrée. Gensler a récemment fait des mandats semblables pour Barclays, Pinterest et LinkedIn.

Mais pour certains employés, toutes ces fausses plantes, murs en relief et coussins pour chiens de luxe dissimulent les inconvénients d’un aménagement où l’espace est rare, comme les bureaux partagés, où plus personne n’a son espace de travail à soi.

PHOTO BRYAN ANSELM, THE NEW YORK TIMES

Chez M&C Saatchi Sport & Entertainment, une agence de communications de Manhattan, les employés travaillent dans des aires communes où l’ameublement de salon et de fausses plantes tentent de créer une atmosphère conviviale.

Avant l’essor du télétravail, les designers du bureau de Magic Spoon, Laetitia Gorra, 41 ans, et Sarah Needleman, 33 ans, avaient dessiné le club social féminin The Wing, un endroit confortable aux couleurs vives qui a fermé l’an dernier. En 2020, Mme Gorra a fondé le cabinet de design Roarke, qui est géré par Mme Needleman. Le duo aide les entreprises à aménager leurs bureaux en cette époque où bien des employés ne veulent pas y aller.

« Notre approche mise beaucoup sur la rétention des employés », dit Mme Gorra.

Ils ont pris l’habitude de travailler de leur divan, en pantalon de yoga ; comment fait-on pour qu’ils aient envie de revenir au bureau ?

Laetitia Gorra, fondatrice du cabinet de design Roarke

C’est un cycle que les travailleurs ont déjà connu : quand le travail change, l’aménagement du bureau suit. En fait, près de 40 % des travailleurs disent que le bureau a été réaménagé durant la pandémie, révèle un sondage fait en 2022 par Gensler auprès de 14 000 travailleurs du monde entier.

Du cubicule à la table commune

Il y a un demi-siècle, la grande nouveauté de la vie de bureau était le cubicule.

Dans les années suivant la Seconde Guerre mondiale, le nombre de cols blancs a explosé dans les bureaux d’Amérique du Nord, porté par une économie florissante et l’arrivée des femmes sur le marché du travail. Des théoriciens de la gestion, comme Frederick Winslow Taylor, obsédé par l’efficacité, avaient déjà prôné d’organiser le travail de bureau comme celui d’une usine. C’est ainsi qu’est né le mobilier de bureau modulaire Action Office, permettant d’entasser de nombreux employés les uns contre les autres.

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À l’époque de l’ameublement modulaire, les travailleurs s’entassaient dans des espaces restreints, mais tout le monde avait une place à soi et on pouvait personnaliser son cubicule, notent avec nostalgie certains employés.

Selon des historiens comme Nikil Saval, la disposition des cubicules rappelait aux gens leur place dans la structure du pouvoir, les patrons ayant plus d’espace.

« Vous étiez entouré de centaines de personnes comme vous », ce qui donnait l’impression d’être une pièce remplaçable, explique Sheila Liming, professeure au Champlain College et auteure de l’ouvrage sur l’histoire du design intitulé Office.

Ces environnements hiérarchisés et impersonnels étaient incompatibles avec les besoins des entreprises technologiques des années 1990, qui carburaient aux idées originales, dans la foulée des débuts mythiques de Bill Gates et de Paul Allen, créant Microsoft dans un garage. Les jeunes pousses technos voulaient que les employés « pensent en dehors de la boîte », s’investissent dans leur travail et se sentent personnellement impliqués dans le potentiel de croissance infini de l’entreprise.

Cette idée a participé à la naissance d’une nouvelle phase dans l’aménagement des bureaux : l’utopie technologique.

Selon la sociologue Carolyn Chen, qui étudie depuis des années la vie dans les entreprises technologiques californiennes, certains éléments matériels distinguaient leurs bureaux. On y trouvait des collations gratuites et parfois de la bière, des cabines de sieste et des fauteuils de massage.

« Google a révolutionné le bureau en créant une invitation permanente, une atmosphère où les employés pouvaient non seulement y faire leur travail, mais aussi y passer leur temps libre. Ce sont vraiment des “campus” », dit-elle.

Mais qu’est-ce qui est plus attrayant qu’un campus ? Travailler au lit. Avec la pandémie et le confinement, le bureau a déménagé à la maison. Ce qui oblige les gestionnaires à repenser comment faire du bureau une destination attrayante.

Esthétique des médias sociaux

Quand Magic Spoon a emménagé dans ses nouveaux locaux, cette année, Sarah Bourlakas, 26 ans, qui gère la présence de la firme sur les réseaux sociaux, a pris une photo qu’elle a mise sur son compte Instagram personnel avec le texte « En direct du siège social ».

Un geste ni spontané ni gratuit, selon Brooke Erin Duffy, professeure de communication à l’Université Cornell. Les employeurs utilisent l’esthétique des réseaux sociaux comme les avantages traditionnels comme les boissons gratuites, ou moins traditionnels comme le concert de Lizzo que Google a organisé pour ses employés, dit-elle. C’est une question d’image de marque. Les entreprises veulent désormais que l’aménagement de leurs bureaux soit visible non seulement par les employés, mais également par tous les internautes. Cela vise à « retenir les employés en affichant ce lieu de travail amusant, agréable et hypersocial », dit Mme Duffy.

PHOTO BRYAN ANSELM, THE NEW YORK TIMES

Dans les nouveaux bureaux modernes, les employés n’ont pas d’espace désigné et travaillent dans des aires ouvertes et un aménagement hybride entre la maison et les lieux de villégiature.

Autrefois, Hollywood et la télé popularisaient auprès des jeunes l’idée que le bureau était glamour, note Mme Duffy. Il y avait Le diable s’habille en Prada, Mad Men, The Internship et The Social Network.

Aujourd’hui, ça se passe sur les réseaux sociaux, en particulier TikTok, où des créateurs de contenu comme « Corporate Natalie » racontent une version romancée de la vie au bureau, que de nombreux jeunes ne connaissent pas puisqu’ils ont commencé leur carrière pendant la pandémie. Des sondages Gallup réalisés entre 1989 et 2014 révèlent une constante : plus de la moitié des travailleurs ont déclaré que leur travail leur procurait un sentiment d’identité. Rien de surprenant, alors, que les jeunes affichent sur leurs profils de réseaux sociaux ce qui les définit. Et quand le bureau est à la mode, il est plus facile de montrer que leur carrière est plus excitante que la vie du bureau d’antan.

Mais en visitant certains de ces nouveaux bureaux, où les employés travaillent sur de longues tables communes, écouteurs antibruit sur la tête, on constate que la satisfaction n’est pas entièrement au rendez-vous. Le décor est tendance et il y a de beaux livres sur les tables à café. Or, ce qu’ils voudraient, c’est un peu d’intimité.

Bruits de mastication et éternuements

À dix minutes de marche de Magic Spoon, on trouve l’agence de communication M&C Saatchi Sport & Entertainment, dont les bureaux ont aussi été réaménagés par Roarke en 2021. Les employés s’assoient à de longues tables communes en bois entourées d’une jungle de verdure artificielle. Au-dessus d’un livre de l’artiste pop Keith Haring trône une grappe de raisins en plastique.

Maddy Franklin, 27 ans, la directrice artistique, dit qu’elle aime certains éléments du nouveau bureau : on peut amener son chien. Mais comme il n’y a que des bureaux partagés, elle n’a pas de place où ranger ses objets personnels.

PHOTO BRYAN ANSELM, THE NEW YORK TIMES

À l’agence de communication M&C Saatchi Sport & Entertainment, les employés travaillent dans des fauteuils moelleux ou à de longues tables communes en bois entourées d’une jungle de verdure artificielle.

Trouver une place avec un écran est parfois difficile. Si Mme Franklin travaille sur un projet important et qu’elle veut une de ces places très convoitées, elle doit « arriver au bureau un peu plus tôt », dit-elle.

Nostalgiques du cubicule

Robin Clark, 58 ans, directrice du marketing dans une organisation à but non lucratif du secteur de la santé, s’ennuie de l’époque où son bureau n’était pas une aire ouverte. Quand son employeur a tout réaménagé en 2018, la direction a voulu rendre l’espace accueillant, en créant des zones de détente avec des canapés aux couleurs vives. Mais l’absence de séparation entre les bureaux signifie que la journée de travail de Mme Clark se fait sur fond sonore incessant, quand ses voisins croquent dans une pomme ou éternuent. Quand la pandémie l’a menée en télétravail, elle a découvert ce qu’elle voulait : du calme et du silence.

« Dans le temps des demi-murs des cubicules, au moins, on avait l’impression d’avoir un peu d’intimité. »

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Un bureau de Manhattan en 2010. À cette époque, au moins, on avait son propre écran et une place où mettre ses affaires.

D’autres travailleurs s’ennuient aussi de leur cubicule. Jerry Gulla, 56 ans, cadre supérieur en ingénierie, à Winchester, dans le Massachusetts, a commencé sa carrière en 1989, à une époque où les cubicules étaient la norme. Au fil des ans, les bureaux ont évolué vers l’aire ouverte et les bureaux partagés. Et il regrette de ne pouvoir personnaliser son bureau lui-même, sans l’aide d’une société de design.

Cet article a été publié dans le New York Times.

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