Le mot disruption, traduit de manière peu élégante en français par « perturbation », est un des mots favoris de toute personne qui fonde une entreprise technologique. Pour les besoins de ce texte, permettez-nous d’utiliser le terme anglais.

Un des premiers exemples de disruption dans l’industrie de la connaissance est celui des moines scribes qui étaient autrefois chargés de copier des manuscrits. Après le XVsiècle, ces chers occupants de monastères ont dû vaquer à d’autres occupations tout aussi nobles, comme faire de la bière et du fromage. Vous pouvez donc remercier l’ingéniosité de Gutenberg chaque fois que vous dégustez un fromage d’Oka.

PHOTO FOURNIE PAR ALEXANDRE THIBAULT

Alexandre Thibault, avocat et conseiller d’entreprises technologiques

Si vous êtes du genre à ne pas être ému par un exemple datant d’il y a 600 ans, il y en a des centaines de plus récents. Ford a remplacé le cheval malgré toute notre affection pour les sports équestres. Netflix a écrasé Blockbuster après que cette dernière eut refusé de l’acquérir pour quelques dizaines de millions. Uber s’est fait une belle place au soleil malgré la levée de boucliers des taxis. Et j’en passe…

Or, l’exemple de disruption le plus actuel est sans contredit l’intelligence artificielle (IA) générative, qui ne fait que commencer à nous en mettre plein la vue. Il s’agit cependant d’un cas particulier puisque ce n’est pas une seule industrie qui est en jeu, mais bien tout le contenu généré par le genre humain depuis la nuit des temps. Devant ce nouveau paradigme, nous devons rapidement décider quel genre de protection nous voulons conférer aux créateurs en chair et en os.

En effet, pour entraîner l’IA générative, il faut l’exposer à une quantité astronomique de contenu, qui est souvent protégé par les diverses lois sur le droit d’auteur. Faut-il donc payer les auteurs pour que des machines absorbent leur matériel et l’utilisent ensuite pour en produire d’autre qui pourrait lui ressembler ? On doit se pencher sérieusement sur la question pour déterminer comment traiter cet usage.

Au cours des derniers mois, l’US Copyright Office (Bureau américain du droit d’auteur) a ouvert une période de commentaires sur l’intelligence artificielle. L’importante firme de capital de risque Andreessen Horowitz, aussi connue sous le nom d’a16z, a livré un plaidoyer bien senti pour faire valoir que les entreprises d’IA générative ne devraient pas avoir à payer les auteurs, en gros parce que ça coûterait trop cher. Bien que certains se soient moqués de cette position venant d’une firme qui a généré plusieurs milliards en investissant dans des entreprises comme Airbnb, Facebook, Instagram et Slack, a16z soulève plusieurs points fort intéressants dans son document de 11 pages. N’écoutant que notre courage, nous tentons de les résumer ci-dessous.

On explique entre autres que des milliards ont été investis dans l’IA en présumant d’une interprétation libérale des lois sur le droit d’auteur. En exposant l’IA à du contenu protégé, on ne crée pas un vaste entrepôt de données qui seront utilisées à répétition. Les algorithmes sont plutôt conçus pour exploiter les données d’entraînement afin d’extraire des faits et des modèles statistiques qui seront employés pour générer du contenu. Selon Andreessen Horowitz, donc, ce procédé constituerait du fair use, un concept américain qui s’approche de l’utilisation équitable au Canada, qui n’entraînerait pas la nécessité de rémunérer l’auteur.

On avance aussi que si les États-Unis imposent des frais importants pour utiliser des contenus protégés par le droit d’auteur, ce ne seront que les géants qui pourront se permettre de payer.

Ce faisant, l’État mettrait non seulement un frein à l’innovation, mais créerait un dédale administratif quasi impossible à gérer.

On peut également comprendre que les litiges envisageables seront pas mal plus complexes qu’une chicane de clôture, avec tout le respect qu’on doit aux propriétaires de clôtures.

Enfin, a16z met de l’avant le fait que même si les Américains décident d’imposer des limites à l’information que l’IA peut ingérer afin d’apprendre, d’autres nations ne le feront pas. Ces barrières viendraient donc ralentir les sociétés américaines et, par le fait même, nuire à la position de tête des États-Unis dans une technologie névralgique pour le maintien de leur hégémonie. Un pensez-y-bien.

Cela dit, peu importe ce qu’on en pense, ces questions seront ultimement tranchées soit par le législateur, soit par les tribunaux. Nous sommes cependant d’avis que, comme société, nous ne pouvons pas attendre que les juges décident puisqu’une longue période d’incertitude n’aiderait personne avec une technologie cruciale qui bouge si vite. Il faudrait donc que le législateur clarifie le tout.

Et qu’en est-il du Canada ? Il est évident que le débat sur le droit d’auteur influera sur de grands pans de notre économie à nous aussi. Il faut cependant être réalistes : les récentes frictions entre les géants du web et le gouvernement fédéral démontrent que, même si le Canada souhaite prendre part au débat, c’est du côté de l’Oncle Sam que se jouera la partie décisive.