(Ottawa) Salué par les syndicats, critiqué par le patronat, le projet de loi anti-briseurs de grève déposé jeudi par le ministre du Travail, Seamus O’Regan, interdira le recours aux travailleurs de remplacement dans les industries réglementées par le fédéral. Ottawa rattrapera ainsi un retard de 46 ans sur le Québec.

« Il s’agit de l’évènement le plus important qui soit arrivé à la négociation collective au Canada depuis des décennies », a affirmé M. O’Regan en point de presse. Il était entouré de leaders syndicaux et de néo-démocrates, qui ont parlé d’une journée historique. « Certains m’ont dit que le mouvement syndical canadien réclame cela depuis plus longtemps que le Canada lui-même, à l’époque du Bas et du Haut-Canada », a-t-il ajouté.

Le projet de loi C-58 est l’une des demandes les plus importantes de l’entente entre les libéraux et les néo-démocrates qui permet à l’équipe de Justin Trudeau de gouverner comme s’il était majoritaire. Il s’agissait également d’une promesse électorale des libéraux. Les deux partis ont négocié pendant plus d’un an.

Jagmeet Singh a fait une entrée triomphale dans le foyer de la Chambre des communes sous les applaudissements de certains de ses députés et de leaders syndicaux. « Après des décennies de bataille, on a finalement forcé le gouvernement à présenter un projet de loi anti-briseurs de grève », a affirmé le chef néo-démocrate.

Le Syndicat canadien de la fonction publique, qui représente les débardeurs du port de Québec en lock-out depuis septembre 2022, s’est réjoui. Il attribue la longueur de ce conflit à l’absence de législation fédérale concernant les travailleurs de remplacement. Le chef adjoint du NPD, Alexandre Boulerice, a rappelé qu’il avait commencé sa carrière de syndicaliste au début du lock-out des employés de Vidéotron en 2002 qui avait duré 10 mois.

Selon Unifor, la durée moyenne d’un conflit de travail lorsqu’un employeur fait appel à des briseurs de grève est de 265 jours, contre 42 jours lorsqu’on n’y a pas recours.

Le projet de loi vise à interdire le recours à des travailleurs de remplacement lors d’un conflit de travail dans les secteurs relevant du gouvernement fédéral, comme les banques, les télécommunications et les transports. Plus d’un million de personnes seront touchées. Le gouvernement veut empêcher un employeur d’embaucher des travailleurs pour effectuer les tâches des syndiqués une fois les négociations collectives entamées.

« Cela signifie qu’aucun nouveau contractuel, aucun membre de l’unité de négociation ne franchit la ligne de piquetage », a précisé le ministre Seamus O’Regan.

Il sera également impossible de contourner la législation avec le recours au télétravail, comme l’a révélé La Presse mercredi. Tout employeur qui contreviendrait à la loi s’exposerait à une pénalité financière de 100 000 $ par jour.

Des exceptions s’appliqueraient en cas de situations qui représentent un risque pour la santé et la sécurité ou s’il y avait un risque de dommage important à l’environnement ou à la propriété de l’employeur. Elles ne pourront pas être utilisées pour maintenir la production.

« On voulait vraiment éviter la notion d’établissement et la notion de service essentiel, de sécurité nationale ou de sécurité économique, a expliqué en entrevue Alexandre Boulerice. Ce n’est pas dans le projet de loi. »

Les deux parties auront 15 jours pour s’entendre sur les tâches à maintenir en cas de grève ou de lock-out. Si elles n’y arrivent pas, le Conseil canadien des relations industrielles (CCRI) aura 90 jours pour trancher. Ce mécanisme apportera « plus de certitude et de stabilité dans les négociations collectives », a fait valoir le ministre. Le gouvernement compte bonifier ses ressources pour qu’il embauche plus d’inspecteurs, mais il n’a pas précisé à quelle hauteur.

Actuellement, il faut compter en moyenne 212 jours avant que le CCRI puisse étudier une demande, et il rend sa décision dans un délai de 17 jours.

Fausse route

La Chambre de commerce du Canada estime que le gouvernement fait fausse route parce qu’il favorise la partie syndicale au détriment de la partie patronale. Un déséquilibre qui, selon elle, risque de causer davantage de grèves dont la durée sera plus longue. De quoi déstabiliser l’économie et nuire au commerce international.

Cette loi permettra à une unité de négociation, même petite, de perturber une chaîne d’approvisionnement importante.

Perrin Beatty, PDG de la Chambre de commerce du Canada

M. O’Regan espère avoir l’unanimité de tous les partis à la Chambre des communes pour une adoption rapide. Toutefois, l’entrée en vigueur de la loi n’aurait lieu que 18 mois après la sanction royale. Le Bloc québécois s’est dit prêt à donner son appui au projet de loi. Les conservateurs, dont le chef Pierre Poilievre tente de se rapprocher des travailleurs, n’ont pas encore pris position. Ils ont voté contre des projets de loi similaires par le passé.

« S’il est sérieux quant au fait qu’il est pour les travailleurs et travailleuses, pourquoi s’opposerait-il à un projet de loi qui va aider à leur rapport de force lors de négociations ? a demandé Alexandre Boulerice. S’il vote contre, on va voir son vrai visage. »

Le dépôt du projet de loi a été salué par l’ensemble des syndicats, dont la Confédération des syndicats nationaux (CSN) et la Fédération des travailleurs et travailleuses du Québec (FTQ). Ceux-ci espèrent que le Québec emboîtera le pas à Ottawa et inclura le télétravail dans sa loi anti-briseurs de grève, qui date de la fin des années 1970. La Colombie-Britannique est la seule autre province à avoir une telle loi.

Ce qu’ils ont dit

Ces lois donnent trop de pouvoir aux grands syndicats et nuisent à l’ensemble de l’économie.

Jasmin Guénette, vice-président aux affaires nationales de la Fédération canadienne de l’entreprise indépendante

La pression sera extrêmement grande. On a besoin de cette loi-là, que cette loi-là soit adoptée dans les meilleurs délais.

Magali Picard, présidente de la Fédération des travailleurs et travailleuses du Québec

Pour le Bloc québécois, c’est 33 ans. Législation par législation, on a déposé 11 projets de loi. Donc, on peut se dire aujourd’hui qu’il y a un grand pas de fait.

Louise Chabot, députée du Bloc québécois

Il va vraiment falloir qu’on engage des inspecteurs, que le Conseil canadien des relations industrielles ait les moyens de faire respecter cette loi-là.

Caroline Senneville, présidente de la Confédération des syndicats nationaux

L’histoire jusqu’ici

30 janvier 2015

La Cour suprême reconnaît que le droit de grève est protégé en vertu de la Charte canadienne des droits et libertés.

28 septembre 2016

Les libéraux et les conservateurs votent contre un projet de loi anti-briseurs de grève du Nouveau Parti démocratique (NPD).

22 mars 2022

Le Parti libéral du Canada et le NPD concluent une entente de soutien et de confiance pour permettre aux libéraux minoritaires de gouverner jusqu’en juin 2025.

9 novembre 2023

Le ministre du Travail, Seamus O’Regan, dépose un projet de loi anti-briseurs de grève qui interdit le recours à des travailleurs de remplacement lors d’un conflit de travail.