Québec inc. n’est pas resté insensible aux charmes du Luxembourg, l’une des plaques tournantes en matière d’évitement fiscal – une pratique légale utilisée par nombre d’entreprises pour réduire leur facture d’impôt. Sur 20 ans, ce sont des milliards en profits nets qui ont transité par ce pays européen, révèle une étude de l’Institut de recherche et d’informations socioéconomiques (IRIS) dévoilée ce jeudi.

25 milliards

Il s’agit du total des profits nets déclarés par 33 entreprises québécoises par l’entremise de leurs filiales luxembourgeoises depuis 2003, d’après les données compilées par l’organisme de réflexion de gauche. Malgré ce constat, il n’est pas possible de chiffrer l’ampleur des pertes fiscales subies ici. « Les bénéfices transférés au Luxembourg concernent des revenus générés dans plusieurs pays ayant leur régime d’imposition propre, reconnaît le chercheur Colin Pratte, qui cosigne l’étude avec Sophie-Elias Pinsonneault. On ne peut pas déterminer avec certitude où les revenus ont été générés en premier lieu. » À l’échelle nationale, le total bondit à 120 milliards sur la période en additionnant les profits nets déclarés par des sociétés canadiennes au Luxembourg. L’IRIS a compilé ces données en passant au peigne fin les documents publics de sociétés cotées en Bourse ainsi que ceux déposés auprès du Registre de commerce et des sociétés du Luxembourg.

Grands noms

On retrouve des noms bien connus parmi les entreprises qui continuaient, jusqu’à tout récemment, à déclarer des profits à travers leurs filiales luxembourgeoises. Le géant des dépanneurs et des stations-service Alimentation Couche-Tard, la multinationale de service-conseil en technologies CGI et le transformateur laitier Saputo figurent parmi les sociétés identifiées par l’IRIS dans le cadre de ses recherches. Au moment où ces lignes étaient écrites, Couche-Tard et Saputo n’avaient pas répondu aux questions de La Presse. Chez CGI, une porte-parole, Andrée-Anne Pelletier, a simplement répondu que l’entreprise « continue d’exercer ses activités au Luxembourg ».

Stratégie populaire

Comment les entreprises citées font-elles pour réduire leur facture fiscale ? La plupart optent pour la méthode de la dette intragroupe transfrontalière. Elle permet à une entreprise de se prêter à elle-même des capitaux grâce à ses filiales pour gonfler artificiellement ses coûts d’intérêts dans les filiales où le taux d’imposition est plus élevé. « Ce jeu d’endettement permet de défiscaliser une part des revenus », souligne l’étude. À la Chaire de recherche en fiscalité et finances publiques, Lyne Latulippe et Michaël Robert-Angers connaissent cette stratégie. Ils estiment que l’IRIS quantifie le phénomène, répandu aux quatre coins du monde. « On met le doigt sur une stratégie courante, notamment chez des compagnies canadiennes qui prennent de l’expansion à l’étranger », explique Mme Latulippe.

-61 %

Malgré sa popularité à l’échelle internationale, le Luxembourg semble avoir perdu du lustre auprès de bon nombre d’entreprises implantées au Québec. Sur le décompte effectué par l’IRIS, les filiales d’une vingtaine de sociétés implantées au Québec semblaient inactives depuis 2020. Des entreprises, comme la firme d’ingénierie WSP et le spécialiste des simulateurs de vol et de la formation de pilotes CAE, ont indiqué à La Presse que leurs filiales luxembourgeoises n’étaient plus actives depuis 2022. Il n’a pas été possible de déterminer précisément ce qui explique ce changement. Selon l’Observatoire européen de la fiscalité, le Luxembourg se classait au cinquième rang mondial, en 2020, en matière de transfert des bénéfices. « Si la stratégie fonctionnait encore, les entreprises auraient probablement continué, affirme Mme Latulippe. Cela témoigne d’un déplacement. »

Pourquoi ?

Difficile de dire pourquoi des firmes tournent le dos au Luxembourg. Le chercheur de l’IRIS évoque en partie certaines modifications à la convention bilatérale Canada-Luxembourg, dont l’esprit consiste entre autres à limiter l’« utilisation abusive des conventions » à des fins fiscales. Il faudra patienter encore quelques années pour avoir une idée de l’effet de ces changements, dit M. Pratte. À la Chaire de fiscalité de l’Université de Sherbrooke, on pointe vers les changements proposés par Ottawa visant à donner un tour de vis en matière de déductibilité des intérêts pour réduire sa facture fiscale.

Un bémol

Si le nombre d’entreprises transitant par le Luxembourg diminue, les profits déclarés par des sociétés québécoises semblent suivre une tendance inverse. Les 800 millions calculés par l’IRIS en 2011 sont passés à environ 1,3 milliard en 2021. « C’est vrai que l’on observe une diminution du nombre de filiales actives au Québec, mais les sommes d’argent [déclarées] ont augmenté. À l’échelle internationale, ce que les données démontrent, c’est que l’utilisation du Luxembourg dans la planification fiscale des multinationales, elle, augmente. » Il y a bien eu une décroissance observée dans les dernières années, mais selon l’IRIS, elle est faussée par Valeant (maintenant appelée Bausch Health). Le pic observé de 2016 à 2018 est essentiellement attribuable à la pharmaceutique établie à Laval, estime le groupe de réflexion. Au cours de cette période, l’entreprise a effectué des transferts de « propriétés intellectuelles » entre le Luxembourg et l’Irlande, un autre pays où les règles fiscales sont jugées avantageuses pour les sociétés.

En savoir plus
  • 4,6 %
    Northvolt, qui implantera une usine de cellules de batteries en Montérégie, est détenue à 4,6 % par une entreprise établie au Luxembourg, selon l’IRIS.
    SOURCE : Institut de recherche et d’informations socioéconomiques