Il y a plus de 220 gins québécois (actuellement) offerts à la Société des alcools du Québec (SAQ) et 331 microbrasseries dans la province. Au moment où notre consommation est en diminution et que l’on revoit nos habitudes, pressés par l’inflation, comment les petits producteurs d’alcool peuvent-ils s’en sortir ?

Au dernier congrès de l’Association des microbrasseries du Québec, on a annoncé que le nombre d’entreprises brassicoles dans la province est en hausse. De nouveau. La salle a chaleureusement applaudi la nouvelle. Maxime Després, directeur général adjoint de l’Alchimiste Microbrasserie, était dubitatif. « Est-ce que c’est véritablement une bonne nouvelle ? », demande-t-il sans que ça soit vraiment une question.

Maxime Després s’est joint à cette microbrasserie de Joliette au moment où Pol Brisset en faisait son acquisition, en 2019. Les deux hommes estiment que, dans cette mer de bière, les petites entreprises qui s’en sortiront le mieux sont celles qui sont ancrées dans leur communauté.

Rencontrés sur la terrasse adjacente à leur salon de dégustation, dans un quartier industriel de Joliette, ils admettent tous deux que 2024 ne sera pas une année « sexy ».

Pas sexy, car on ne misera pas sur le développement de nouveaux produits, mais plutôt sur une certaine consolidation de la marque.

L’Alchimiste va bien. Mais ses dirigeants sont très au fait que l’inflation a changé les habitudes des amateurs de bières et qu’ils doivent s’ajuster à cette nouvelle réalité.

Durant la pandémie, les consommateurs n’avaient que ça à faire, « aller à l’épicerie, regarder le mur de micros et les découvrir », raconte Pol Brisset. Les amateurs de bières se sont soudainement retrouvés avec plus de temps et plus d’argent. « Les produits se vendaient tout seuls », image Pol Brisset, qui nuance avec ceci : « L’attachement à la brasserie était minime. Ça n’était qu’une découverte de produits. »

La vie a repris un cours plus normal, à une différence près : l’inflation et le contexte économique mettent désormais une pression sur le budget, particulièrement celui réservé à l’épicerie et aux plaisirs.

« Le consommateur a moins de temps, relate Pol Brisset. Il est retourné travailler au bureau, il doit aller chercher les enfants à la garderie. Au lieu d’acheter 10 canettes de micros qu’il ne connaît pas, il en achète 4 ou 5. La valeur de son dollar est importante. Il achète moins et il achète mieux. »

Vers des valeurs sûres

C’est un point de vue largement partagé dans le milieu de la bière, y compris par le président de l’Association des microbrasseries du Québec.

« C’est sûr que les bières à 9 $ ou 10 $ la bouteille sortent plus difficilement. Les gens reviennent vers les produits phares, ils risquent moins. Le budget est plus serré, alors ils vont vers des valeurs refuges, des bières qu’ils sont habitués de consommer et qu’ils apprécient », dit Jean François Nelis, qui est aussi copropriétaire de la microbrasserie gaspésienne Pit Caribou.

Un autre point de vue est partagé par plusieurs professionnels de la bière (et des spiritueux) du Québec : la pandémie a créé un marché artificiel pour les producteurs.

« Plusieurs entrepreneurs ont entendu le chant de la sirène et s’attendaient à une industrie prospère et facile, dit la directrice générale de l’Association des microbrasseries du Québec, Marie-Ève Myrand. Ça n’est pas nécessairement le cas. »

Mme Myrand estime qu’il n’y a pas trop de microbrasseries au Québec, car elles accaparent moins de 20 % des parts de marché. Il y a encore de la place, selon elle, mais pour des entrepreneurs sérieux.

PHOTO FRANÇOIS ROY, LA PRESSE

Terrasse de la microbrasserie l’Alchimiste de Joliette

« Il y a 15-20 ans, tu disais que tu avais une microbrasserie et c’était assez pour vendre, parce qu’il n’y en avait pas, dit-elle. Aujourd’hui, il faut que tu sois une bonne microbrasserie, avec des produits sur la coche. Il faut que tu sois bien géré, que tu sois enraciné dans ta communauté et que tu en prennes soin. »

Une microbrasserie dans un village, c’est la taverne des temps modernes.

Pol Brisset, propriétaire de l’Alchimiste et de Vilains Brasseurs

Nombreuses fermetures annoncées

Les microbrasseries et les microdistilleries se retrouvent pratiquement partout dans la province.

Pour ces deux industries, on s’attend à une rationalisation du marché qui va mener à des fermetures.

Au printemps dernier, la distillerie du St. Laurent a fait une proposition à ses créanciers. La nouvelle a ébranlé le milieu. L’entreprise de Rimouski a une excellente réputation ; elle se trouve à deux pas du site historique maritime de la Pointe-au-Père, dans une nouvelle maison signée Pierre Thibault. Ce qui en fait aussi une destination prisée des touristes.

Selon l’Union québécoise des microdistilleries, le quart des distilleries artisanales du Québec prévoit fermer au cours des prochains mois. Les deux tiers sont déficitaires.

Cela devrait interpeller nos politiciens, dit Hugo d’Astous, copropriétaire d’Ubald, une distillerie de Portneuf née il y a cinq ans du désir de valoriser des pommes de terre déclassées pour en faire de la vodka.

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Produits signés Ubald

Selon lui, certains ministères québécois veulent mettre de l’avant les produits locaux. « Mais ça bloque aux Finances », dit Hugo d’Astous, qui croit que le ministre Eric Girard manque de vision pour cette industrie dont les entreprises se retrouvent partout sur le territoire et sont des employeurs de qualité.

« Il ne met pas dans l’équation les jobs qui sont créées en région », dit l’entrepreneur de Saint-Ubalde.

Hugo d’Astous croit qu’on devrait, notamment, revoir les frais de majoration imposés aux distillateurs qui vendent leurs produits sur place plutôt qu’à la SAQ.

La première chose qui manque, c’est une vision. On n’a pas de vision pour cette filière-là.

Hugo d’Astous, copropriétaire d’Ubald

Il y a de grandes différences entre la situation des fabricants québécois de bières, de vins et de spiritueux, sur le plan des réglementations et des lois qui les encadrent, notamment.

Une chose en rassemble toutefois plusieurs : cette volonté profonde de valoriser le terroir. De travailler avec le climat nordique, de créer des entreprises locales fortes.

C’est le discours tenu aussi par Pol Brisset, de l’Alchimiste.

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Pol Brisset

C’est d’ailleurs pour cette raison qu’il a décidé d’aménager une terrasse, dans une zone industrielle sans charme de Joliette. Pour que des parents viennent y prendre un verre, avec leurs enfants, ou des collègues à la fin de la semaine de travail.

Les micros qui vont réussir à développer un lien avec leurs clients partiront avec une longueur d’avance, dit le propriétaire de l’Alchimiste. L’entreprise a 22 ans cette année, mais a récemment remis l’appartenance à la communauté au cœur des valeurs d’entreprise et du plan d’affaires.

« Les micros doivent être fortes localement, dit Pol Brisset. La micro doit être la fierté de sa région, de sa ville, de son quartier. »

En savoir plus
  • 80
    Nombre de nouvelles entreprises brassicoles au Québec depuis 2020
    Source : L’Association des microbrasseries du Québec
    34 %
    C’est la proportion de brasseries situées dans des villes et villages de moins de 10 000 habitants au Québec
    Source : L’Association des microbrasseries du Québec