Elizabeth Claypoole emmenait son chien à la garderie lorsqu’elle est tombée sur Eric Ward, un des PDG d’AgBiome, société biotechnologique de Caroline du Nord où elle est responsable des ressources humaines. Lorsque la réceptionniste de la garderie lui a demandé comment ils se connaissaient, elle a répondu : « Eh bien, il est un peu mon patron. »

Ward a grimacé. AgBiome a adopté le modèle d’entreprise « plat » : on préfère les comités aux gestionnaires. Malgré leurs titres, les cofondateurs, Scott Uknes et Ward, sont « anti-PDG », dit Mme Claypoole.

Structure non hiérarchique

Certains organismes et entreprises, comme AgBiome, ont adopté ou essayé une structure plate, non hiérarchique. Parmi eux, il y a Suma, à la fois entreprise de vente en gros et coopérative de travailleurs, et Valve, studio de jeux vidéo. Cette structure inhabituelle peut être motivée par des principes, des idées politiques ou des revenus. Elle implique de supprimer des paliers de gestion et de favoriser la prise de décisions démocratique.

Selon Saerom « Ronnie » Lee, professeur adjoint de gestion à la Wharton School de l’Université de Pennsylvanie, les structures plates marchent bien dans les petites entreprises et les jeunes pousses. Mais quand elles prennent de l’expansion, « il devient généralement très difficile de coordonner le travail des employés », a-t-il ajouté.

Les structures plates fonctionnent-elles ? C’était « dans l’air du temps » de dénoncer les hiérarchies comme « mauvaises », mais leur nécessité est de plus en plus reconnue, dit André Spicer, professeur de comportement organisationnel à la Bayes Business School de Londres. De plus, on les voit souvent réapparaître dans les entreprises qui les rejetaient (du moins en théorie).

Les gens ne sont pas prêts à sauter à pieds joints dans cette mode et dire : “Oui, on veut la structure non hiérarchique.” Il y a une certaine méfiance.

André Spicer, professeur à la Bayes Business School

En 2012, le manuel de Valve destiné aux nouveaux employés a fait l’objet d’une fuite, révélant un modèle de travail prônant l’autonomie et l’absence de chefs d’équipe et permettant aux employés de passer d’un projet à l’autre à leur guise.

Mais en 2013, Jeri Ellsworth, une ex-employée, a déclaré en entrevue qu’il y a chez Valve une structure de gestion à la fois puissante et occulte : « Ça faisait beaucoup penser à l’école secondaire. » Un reportage mis en ligne en 2022 par People Make Games – chaîne YouTube de journalisme d’enquête sur les jeux vidéo – évoque des problèmes en matière de diversité et d’évaluation des employés, entre autres. (Ni Ellsworth ni Valve n’ont répondu aux demandes d’entrevue.)

« Blancs privilégiés »

Clifford Oswick, professeur de théorie des organisations à Bayes, souligne les « risques inhérents » de discrimination dans les entreprises dotées de structures extrêmement plates. Celles-ci peuvent refléter les mêmes préjugés que la société, sans qu’il y ait de garde-fous pour les éviter. Alors « ce sont quand même des hommes blancs privilégiés d’âge moyen qui prennent les décisions, en haut », dit-il.

L’idée que la structure plate convient particulièrement mal aux jeunes pousses a été étayée dans une étude réalisée en 2021 par Saerom Lee, de la Wharton School.

La structure plate peut mener à une exécution brouillonne et à l’échec commercial en accablant les gestionnaires du fardeau de la direction et en amenant les subordonnés à s’enliser dans des luttes de pouvoir et à explorer des idées sans objectif.

Saerom Lee, professeur à la Wharton School

Compte tenu de ces défis, certaines entreprises de 2023 pensent qu’il est moins important de tenir la hiérarchie à distance que de remettre en question les pratiques de travail qui privilégient les profits au détriment de l’éthique. Par exemple, Dark Matter Labs, organisation sociale à but non lucratif, part du principe que l’avenir du travail ne peut pas se résumer aux besoins monétaires des grands patrons. « D’une certaine manière, je pense que nous pourrions être décrits comme non hiérarchiques, mais nous ne nous décrivons pas comme tels en interne », dit Annette Dhami, qui travaille à l’organisation et à la gouvernance de Dark Matter Labs. « Si nous devions en parler, on la qualifierait de hiérarchie dynamique. »

« Nous reconnaissons l’existence des hiérarchies, ajoute-t-elle. Mais nous ne les structurons pas en termes de patrons. »

« Cartes de rôle » et « intendants »

À la place, ils utilisent des « cartes de rôle », au choix des employés, qui décrivent les responsabilités et les tâches qui leur incombent. Il existe également des « intendants » qui prévoient la situation dans son ensemble, mais ne gèrent pas d’équipes.

Plutôt que de supprimer complètement la hiérarchie, des entreprises comme Dark Matter Labs tentent d’utiliser des structures alternatives qui ne se concentrent pas sur la productivité conventionnelle des employés.

Qu’en est-il d’AgBiome ? Au fur et à mesure de son développement, elle a introduit un élément de responsabilisation dans sa structure, ce qui signifie que quelqu’un est responsable de chaque domaine de l’entreprise. AgBiome a également procédé à d’autres changements structurels en s’éloignant du consensus.

Mais l’ambition de faire autrement demeure. Dans une « entreprise normale », les gestionnaires peuvent prendre assez facilement les décisions ; dans une structure plate, « vous devez écouter tous ces gens », note Mme Claypoole. « Mais j’aime penser que lorsque vous réunissez un groupe de personnes intelligentes, ce défi, je l’espère, vous aide à progresser. »

Cet article a été initialement publié dans The New York Times.

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