Trop élevés, les prix de l’essence ? Évidemment, du point de vue des automobilistes et des transporteurs routiers.

Du point de vue des actionnaires et des dirigeants des entreprises du secteur pétrolier, il s’agit plutôt d’un pactole ardemment attendu après quelques années de faible rendement.

À la Bourse de Toronto, l’indice sectoriel des entreprises d’énergie est en hausse de 28 % depuis le début de l’année, alors que l’indice de marché S&P/TSX est en baisse de 6 % pour la même période.

Durant le premier trimestre de 2022, terminé le 31 mars, l’indice sectoriel de l’énergie est le seul à s’être maintenu en terrain positif – en hausse de 1,1 % – parmi les 12 indices sectoriels et l’indice de marché S&P/TSX de la Bourse de Toronto.

En fait, les investisseurs des entreprises du secteur anticipaient ainsi l’impact de la forte remontée des prix des hydrocarbures sur les prochains résultats des entreprises dans lesquelles ils sont investis.

Et ils n’ont pas été déçus.

Il y a une dizaine de jours, la pétrolière intégrée Imperial Oil, connue des automobilistes canadiens pour son réseau de 2400 postes d’essence Esso et Mobil, a ouvert le défilé des résultats de premier trimestre 2022 avec l’annonce d’un bénéfice net en hausse de 198 % – presque triplé –, à 1,17 milliard de dollars.

Il s’agit d’un montant de bénéfice record « en plus de 30 ans » chez Imperial Oil, lors d’un premier trimestre de l’année.

Plus récemment, le 9 mai, c’était au tour de Suncor, qui extrait du pétrole des sables bitumineux en Alberta et exploite le réseau de 1584 postes d’essence Petro-Canada, d’annoncer un bénéfice net trimestriel en hausse spectaculaire de 259 %, à 2,95 milliards de dollars.

Du même souffle, le conseil d’administration de Suncor a décrété une augmentation de 12 % du dividende trimestriel versé aux actionnaires, au montant record de 42 cents par action. Ce montant de dividende correspond à un rendement au comptant de 4,1 % par an sur la valeur des actions de Suncor en Bourse.

« Une occasion unique »

De l’avis d’analystes du secteur de l’énergie, avec la forte remontée des prix du pétrole à un sommet en sept ans, « les producteurs canadiens de pétrole se sont vu offrir une occasion unique de se réinventer en tant que véritables machines à générer des flux de trésorerie ».

« Pour les investisseurs [en actions] dans les sociétés pétrolières, les taux de rendement sur le capital sont évidemment une priorité. Pour les administrateurs de ces sociétés, la principale question est quelle est la meilleure façon de mettre de l’argent dans les poches des actionnaires », indiquent les analystes en énergie chez Desjardins Marchés des capitaux à Calgary, dans leur récent rapport sectoriel Oil & Gas.

Par ailleurs, n’en déplaise aux automobilistes et aux camionneurs, cet épisode de bons rendements dans l’industrie des carburants pétroliers apparaît lancé pour durer.

Les prix du pétrole atteignent un sommet en sept ans alors que l’équilibre entre l’offre et la demande, qui était déjà serré, a été aggravé par l’invasion de l’Ukraine par la Russie.

Extrait d’un rapport des analystes chez Desjardins Marchés des capitaux

« Pendant ce temps, rappellent les analystes de Desjardins, la croissance de l’offre de pétrole aux États-Unis demeure limitée parce que les producteurs sont confrontés à des contraintes de disponibilité de matériel et de main-d’œuvre. Aussi, les investisseurs dans ces entreprises continuent d’exercer des pressions pour obtenir des rendements financiers accrus pour leurs actions, plutôt que d’investir pour accroître la production. »

Dans ce contexte, concluent les analystes de Desjardins à Calgary, « avec les impacts économiques de la COVID-19 largement derrière nous, et la capacité de production de pétrole encore restreinte parmi les pays membres de l’OPEP+, les perspectives des prix du pétrole restent solides ».

Portrait à l’échelle canadienne

Aperçu des résultats affichés par les principaux marchands de carburants pétroliers au Canada

Imperial Oil
(Calgary, Alberta)

PHOTO PHILIPPE BOIVIN, LA PRESSE

L’enseigne Esso, ornant la station située au coin du boulevard Saint-Laurent et de la rue Sherbrooke, à Montréal.

Extraction, raffinage, grossiste et détaillant avec 2400 stations-service Esso et Mobil

Revenus du 1er trimestre 2022 :
12,68 milliards CAN (+ 81 % en un an)

Bénéfice net du 1er trimestre 2022 :
1,17 milliard CAN (+ 198 % en un an)

Rendement de valeur des actions en Bourse depuis un an :
+ 71 % (Toronto)

Rendement en dividende annualisé des actions en Bourse :
2,1 %

Suncor
(Calgary, Alberta)

PHOTO CATHERINE LEFEBVRE, COLLABORATION SPÉCIALE

Station Petro-Canada située au coin du boulevard Saint-Jean-Baptiste et de la rue Sherbrooke Est, à Montréal

Extraction, raffinage (notamment à la raffinerie de Montréal-Est, d’une capacité de 137 000 barils/jour), grossiste et détaillant avec 1584 stations-service Petro-Canada

Revenus du 1er trimestre 2022 :
13,48 milliards CAN (+ 55 % en un an)

Bénéfice net du 1er trimestre 2022 :
2,95 milliards CAN (+ 259 % en un an)

Rendement de valeur des actions en Bourse depuis un an :
+ 68 % (Toronto)

Rendement en dividende annualisé des actions en Bourse :
4,2 %

Parkland Corp.
(Calgary, Alberta)

PHOTO PHILIPPE BOIVIN, LA PRESSE

L’enseigne d’une station-service Ultramar, située sur l’île de Montréal

Raffinage, grossiste et détaillant avec 2147 stations-service Ultramar, Crevier, Husky, Pioneer, Esso, Chevron, etc.

Revenus du 1er trimestre 2022 :
7,6 milliards CAN (+ 80 % en un an)

Bénéfice net du 1er trimestre 2022 :
68 millions CAN (+ 88 % en un an)

Rendement de valeur des actions en Bourse depuis un an :
- 14 % (Toronto)

Rendement en dividende annualisé des actions en Bourse :
3,6 %

Shell Canada
(Calgary, Alberta)

PHOTO ANDRÉ TREMBLAY, ARCHIVES LA PRESSE

Aperçu de la station Shell située à l’angle de la rue Jarry et du boulevard de l’Acadie, à Montréal

Raffinage (Sarnia, Ontario), grossiste et détaillant avec 1300 stations-service Shell au Canada

Extrait des résultats mondiaux de Shell plc (Londres)

Profit brut de raffinage :
16 $ US/baril au 1er trimestre 2022 (+ 433 % en un an)

Rendement de valeur des actions en Bourse depuis un an :
+ 61 % (Londres)

Rendement en dividende annualisé des actions en Bourse :
3 %

Couche-Tard/Circle K
(Laval, Québec)

PHOTO ERIC THOMAS, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Dépanneur Couche-Tard, à Montréal

Dépanneurs, grossiste et détaillant de carburants pétroliers avec 8040 stations-service (Canada et États-Unis) Shell, Esso, Irving, Mobil, BP, etc.

Revenus de vente de carburants (Canada et États-Unis, trimestre au 30 janvier 2022) :
10,5 milliards US (+ 57 % en un an)

Bénéfice brut de vente de carburants (Canada et États-Unis, trimestre au 30 janvier 2022) :
1,23 milliard US (+ 32 % en un an)

Rendement de valeur des actions en Bourse depuis un an :
+ 31 % (Toronto)

Rendement en dividende annualisé des actions en Bourse :
0,8 %

Note : Alimentation Couche-Tard comptabilise ses actifs et ses résultats à l’échelle continentale (Canada et États-Unis, Europe, Asie)

Valero Energy
(San Antonio, Texas)

PHOTO LOREN ELLIOTT, ARCHIVES REUTERS

Réservoir de la raffinerie Valero à Houston, au Texas

Raffinage (15 raffineries en Amérique du Nord, dont celle de Lévis d’une capacité de 235 000 barils/jour) et grossiste en carburants pétroliers

Revenus du 1er trimestre 2022 :
38,5 milliards US (+ 85 % en un an)

Bénéfice net du 1er trimestre 2022 :
967 millions US (comparativement à une perte de 622 millions US un an plus tôt)

Rendement de valeur des actions en Bourse depuis un an :
+ 56 % (New York)

Rendement en dividende annualisé des actions en Bourse :
3,2 %

PHOTO DAVID BOILY, ARCHIVES LA PRESSE

La demande pour les produits pétroliers est très forte en ce moment, explique Pierre-Olivier Pineau, professeur à HEC Montréal, avec la reprise économique post-confinement et les modes de transport que nous utilisons.

Prix de l’essence : les consommateurs devront s’y faire et changer leurs habitudes

L’étonnement se poursuit au fil des semaines : le prix de l’essence continue sa montée au-dessus de la barre symbolique des 2 $ le litre. Mercredi, des automobilistes ont fait le plein à 205,9 cents le litre. Un point de non-retour a-t-il été atteint ? Comment les consommateurs devront-ils se comporter désormais ? Des experts se prononcent.

Reverra-t-on le prix redescendre sous la barre des 2 $ le litre ?

Pierre-Olivier Pineau, professeur à HEC Montréal et titulaire de la Chaire de gestion du secteur de l’énergie : L’évolution des prix du pétrole est très difficile à prédire, parce que les évènements qui affectent le marché sont imprévisibles. La pandémie, la guerre et d’autres évènements transforment l’équilibre de marché en réduisant la demande (confinements liés à la COVID-19, par exemple) ou en déstabilisant et réduisant l’offre (invasion de l’Ukraine). Une chose est certaine, cependant, le prix du pétrole dépend autant de la demande que de l’offre. La demande pour les produits pétroliers est très forte en ce moment, avec la reprise économique post-confinement et les modes de transport que nous utilisons. Avec les vacances qui s’en viennent, la demande d’essence est aussi plus grande que durant le reste de l’année, donc les prix devraient rester élevés pour les mois à venir. D’autant que l’offre de pétrole ne devrait pas être plus abondante. L’incertitude va rester grande avec la situation en Ukraine. L’OPEP ne va pas produire davantage et c’est difficile pour les autres producteurs de beaucoup augmenter leur production.

Mehran Ebrahimi, professeur de gestion à l’Université du Québec à Montréal : Pour les consommateurs qui voyagent, par exemple, les prix des billets d’avion déjà vendus ne bougeront pas. Et les compagnies aériennes ont vendu bon nombre de leurs billets pour les voyages cet été. Mais du tiers à la moitié du prix est constitué du prix du kérosène. Ça gruge directement les profits. Le secteur sort d’une pandémie les genoux à terre. Si la situation continue, les compagnies aériennes ne pourront supporter longtemps cette hausse de prix. Pour le moment, elles font tout pour ne pas faire avorter la reprise. C’est évident que tôt ou tard, il y aura une correction des prix.

À qui profite cette hausse du prix de l’essence ?

Mehran Ebrahimi : L’industrie est perturbée par le contexte géopolitique… et les sociétés pétrolières en profitent et nagent dans les profits indécents. Comme toujours, elles en profitent largement. On entend souvent des arguments comme « on puise dans les réserves stratégiques ». Mais concrètement, des pays peuvent remplacer le pétrole russe, d’autres peuvent augmenter leur production. On est en train de transférer la richesse de la classe moyenne vers les pétrolières, qui n’en ont jamais assez. Des milliards par trimestre ! Là, on est dans une logique où le gouvernement n’intervient pas. On nous sert des arguments réchauffés : instabilité, niveau de production peu élevé… mais tôt ou tard, on arrivera à l’élasticité du prix.

Nicolas Ryan, directeur des affaires publiques de CAA-Québec : Cela dit, à la pompe, les marges ne sont pas épouvantablement grandes en ce moment. En novembre dernier, on voyait des 20 cents de marge pour les stations d’essence. En enlevant les taxes et le coût d’exploitation, il en restait 15 cents par litre. Maintenant, ce n’est plus le cas. La marge est d’environ 8 cents par litre vendu. Moins les taxes et les coûts d’exploitation, il leur reste environ 3 cents par litre vendu. On demande souvent ce que le Québec peut faire pour régler le problème de la hausse, mais c’est mondial.

Comment devraient se comporter les consommateurs et le gouvernement face à ces hausses ?

Pierre-Olivier Pineau : Les prix élevés contribuent évidemment à l’inflation, mais devraient être des signaux importants pour adopter des habitudes moins énergivores. C’est une occasion idéale pour amorcer une transition énergétique : changer ses habitudes de transport, optimiser l’utilisation des modes existants. Nous avons au Canada une productivité énergétique très basse : nous générons beaucoup moins de richesse par unité d’énergie utilisée. Nous savons donc qu’il est possible de faire mieux – et c’est un excellent moment pour se questionner et s’améliorer.

Nicolas Ryan : Le réflexe est souvent de dire : qu’est-ce que les autres peuvent faire pour moi ? Mais le consommateur est le premier qui peut avoir un impact sur son portefeuille. On propose aux consommateurs de petits conseils pour économiser. Il y a l’écoconduite, soit d’accélérer en douceur, rouler moins vite, réfléchir au cocktail de mobilité… Ce n’est pas nécessairement possible dans toutes les régions du Québec, mais dans les grands centres, oui. On peut se demander si on doit prendre la voiture tout le temps. On peut assurer l’entretien optimal de son véhicule, car une voiture mal entretenue (pneus mous, par exemple) peut consommer 25 % plus d’essence. Enfin, on peut choisir un modèle de voiture plus économique. Actuellement, on est au point de bascule du nombre de voitures compactes et de VUS. La liste d’attente des véhicules électriques est longue, mais c’est le temps de magasiner.