La semaine dernière, nous avons à peu près tous été surpris de constater que nous nous intéressions, soudainement, au transport maritime.

Un immense porte-conteneurs coincé de travers dans le canal de Suez nous a fait lever les yeux au ciel, rigoler – avec l’aide des humoristes qui se sont déchaînés sur son cas – et a déclenché des conversations inattendues.

« Tu as vu ça, le bateau en Égypte ?

– Oui, c’est dingue. Imagine le nombre de gros bateaux en attente… Les magasins à 1 $ vont être vides ! »

Et les postes d’essence, et les épiceries, et les boutiques de vêtements, et, et, et…

Finalement, mille excellentes blagues plus tard, le navire a été remis à flot et personne n’a vu d’impact, encore, sur nos tablettes.

PHOTO AGENCE FRANCE-PRESSE

Le porte-conteneurs coincé dans le canal de Suez a finalement été dégagé mardi.

Mais sans le savoir, on venait tous de se faire inscrire dans le cerveau, en images inoubliables, une de ces réalités qu’on préfère ignorer, celle du transport bien réel et pas du tout virtuel des marchandises.

Comme pour les ordinateurs qu’on envoie à la récupération comme dans un grand trou noir ou les colis livrés en moins de 24 heures, autre grand mystère de la vie, souvent on préfère juste se rappeler que le transport des marchandises fonctionne, sans se prendre plus la tête, sans se demander qui rendait cela possible, comment, un peu comme si tout ça se faisait passablement par magie. Et on passe à un autre sujet.

Sauf que la semaine dernière, les images du bateau nous disaient : c’est bloqué. Tes toutous, tes poutres d’acier, les bouchons en plastique dont ta PME préférée a besoin pour embouteiller ton savon ou ton shampooing, ton séchoir à cheveux fait en Chine, tes nouveaux runnings : coincés.

Appuyer sur le bouton « reset » n’y changera rien.

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Quelque chose de semblable est arrivé ici l’été dernier, quand les débardeurs du port de Montréal ont décidé de faire la grève.

Pendant 19 jours en août.

C’était pendant l’accalmie de la pandémie, l’été. On était tellement contents de finalement retrouver un semblant de vie que cette interruption, sans passer inaperçue, n’a pas dominé les manchettes autant qu’elle aurait pu.

Puis le syndicat représentant les 1125 débardeurs et le regroupement patronal, l’Association des employeurs maritimes (AEM), ont signé une trêve de sept mois.

Les discussions ont continué. Des médiateurs ont été nommés.

Mais aucune entente n’a été conclue.

Et la convention collective, échue depuis décembre 2018, n’a toujours pas été renégociée.

Et la trêve a pris fin samedi dernier.

Lundi, le côté patronal a fait paraître une annonce pour expliquer sa position.

On y a pris connaissance d’un chiffre spectaculaire : les débardeurs peuvent aisément gagner 125 000 $ par année. En pleine pandémie, alors que des secteurs entiers de l’économie sont en crise, cet alignement de zéros a fait réagir.

Avec un diplôme de cinquième secondaire, vaut mieux être débardeur, par les temps qui courent, que serveur ou cuisinier, conducteur de car de touristes ou concierge dans les gratte-ciel de bureaux du centre-ville.

Le syndicat des débardeurs ne nie pas que les chiffres frappent l’imagination.

« Mais on les travaille tous ces 125 000 dollars-là », m’a dit en entrevue téléphonique, mardi, Michel Murray, porte-parole des syndiqués. « Le jour, le soir, la nuit, les fins de semaine. »

Parce que là est un des principaux thèmes de ce conflit de travail. Les débardeurs en ont assez de leurs horaires. Ils doivent être disponibles, disent-ils, 19 jours sur 21, en vertu d’un système compliqué qui les amène à travailler selon des horaires aussi durs que souvent imprévisibles. « On veut une meilleure qualité de vie », résume Michel Murray. « La nouvelle génération dit : ‟Moi, je veux voir ma femme et mes enfants." »

J’aurais aimé pouvoir parler à Martin Tessier, président-directeur général de l’Association des employeurs maritimes, pour lui demander si lui aussi aime bien voir sa famille. Mais je sais une des réponses qu’il m’aurait donnée : le salaire faramineux des débardeurs comprend une importante prime pour compenser ces horaires ardus, que les débardeurs acceptent en toute connaissance de cause en choisissant ce métier.

Et il aurait peut-être poursuivi en me rappelant que les camionneurs, qui sont pas mal dans le même bateau – avouez que le jeu de mots ici est de qualité –, vivent eux aussi une vie à l’heure de la mondialisation du commerce, avec des agendas de fou pour assurer le transport de nos écrous, de nos bananes et de nos chaussettes. Sauf qu’ils gagnent environ 70 000 $ de moins.

Évidemment, je ne suis pas un des médiateurs nommés par Ottawa plongés dans cet imbroglio qui perdure, donc je ne vais pas entrer dans tous les détails des positions de chacun, mais je tiens aussi à ajouter une chose : le syndicat demande aussi à l’employeur des protections pour amortir la robotisation des activités.

« On n’est pas contre l’automatisation », m’a dit M. Murray – j’espère bien qu’il n’est pas contre le fait que des machines puissent travailler la nuit et la fin de semaine, parce que là, ses arguments sur la qualité de vie des débardeurs deviendraient illogiques. « Mais on veut que ça soit négocié. » On parle donc d’indemnités de départ conséquentes pour les mises à la retraite ou la diminution du plancher d’emploi. « On ne veut pas se faire rouler dans la farine. »

Ah oui, une autre chose que les syndiqués veulent : le droit à la déconnexion. Pouvoir ne pas être sur appel constamment. « On n’est pas des urgentologues. Ou alors, payez-nous comme des urgentologues. »

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La situation au port de Montréal n’a pas le côté tragico-loufoque du bateau coincé dans le canal de Suez, mais elle nous dit la même chose : pour que nos épiceries, nos grandes surfaces, nos chantiers, vous connaissez la liste maintenant, soient bien fournis, il faut que du mouvement bien réel ait lieu. D’ailleurs, Mélanie Nadeau, du Port de Montréal, m’a aussi confié en entrevue que les clients du port sont inquiets. Quelque 80 000 conteneurs sont restés immobiles en août. Ça touche bien des gens.

Bref, le port et le transport maritime c’est un sujet très concret, qui nous touche de près. Et il n’y a pas de magie ou de machines omnipotentes là-dedans.

Il faut que des humains soient au poste nuit et jour, prennent des risques, gèrent des situations incroyablement complexes – imaginez ce qui a pu se passer dans la tête du gars qui était aux commandes quand le bateau s’est enlisé à Suez !

D’ailleurs, c’est probablement une excellente chose que le port s’automatise dans l’avenir, si les emplois humains que cela remplacerait sont si difficiles.

Mais en même temps, on doit se demander : est-ce qu’on veut toujours plus de vitesse, toujours plus de volume, toujours plus de commerce maritime, toujours, toujours, toujours ?

Et que doit-on dire à des travailleurs confrontés, essentiellement, à la réalité suivante : soit être remplacés par des machines, soit travailler selon des horaires incompatibles avec une vie équilibrée entre le travail et tout le reste ?

Ce que le conflit au port et l’incident de l’Ever Given nous disent, c’est de réfléchir aussi à tout notre modèle de consommation, à nos échanges commerciaux. Et à leurs effets bien réels sur la planète et sur le vrai monde œuvrant au quotidien pour faire fonctionner notre structure économique mondialisée.

Peut-être faut-il mettre le cap ailleurs.